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L’ÉPÉE

Par Raphaël LOUVIAU

Tout a déjà été écrit sur L’ĒPĒE : le disque solo d’Emmanuelle Seigner qui se mue en supergroupe (Liminanas + Brian Jonestown Massacre) à la suite d’un rêve d’Anton (bel exemple de story-telling probablement faux mais tellement beau), la genèse entre Cabestany et Berlin. A tel point qu’il devient périlleux d’en rajouter sans risquer le plagiat et la redondance.

Autant parler des merveilleuses chansons qui font de ce Diabolique, le disque le plus émouvant de l’année : Ce qui subjugue d’emblée c’est la richesse des textures et l’on comprend mieux pourquoi Lionel a convoqué une dizaine de guérilléros pour reproduire le boucan sur scène. Les guitares s’entremêlent, les percussions enluminent la batterie métronomique de Marie pour donner l’illusion d’une écoute à multiples étages, comme un mille-feuille sonique, un empilement de sonorités acides. La voix d’Emmanuelle parvient pourtant à émerger, elle s’insinue dans les interstices de cette lave sonique, elle ruisselle jusqu’à la surface et arrive à destination, cristalline malgré les couches de sédiments qu’elle a du percer. Les mélodies restent minimales, comme si leur donner plus d’importance revenait à diluer le venin de l’ensemble. Les motifs délicats et entêtants, marque de fabrique de Lionel, enluminent chaque morceau et entretiennent un spleen addictif qui laisse systématiquement l’optimisme se frayer un chemin.

Emmanuelle, Marie, Anton et Lionel ont préféré le collectif à l’album solo. Grand bien leur a fait puisqu’ils sont bien plus que la somme de leurs compétences mais personne n’est dupe : La voix d’Emmanuelle sert de fil conducteur, elle est la narratrice de cette étrange odyssée et la danseuse exotique, happée par les percussions tribales et les mantras qu’elle scande inlassablement. Elle est L’ĒPĒE. On se souviendra d’Ultra Orange, autre groupe auquel Emmanuelle offrit jadis sa voix, on réécoutera et se rendra à l’évidence : sans composer, Emmanuelle sert de muse aux pieds de laquelle ils viennent tous déposer leurs offrandes richement ornementées : bourdons new-yorkais, souterrains et lascifs, diatribes existentialistes assez distanciées pour rester légères (on évitera le terme yé-yé forcément réducteur), qui sont autant d’hommages à la pédale fuzz, au Velvet Underground, aux New York Dolls, à Mario Bava (et donc à Morricone). On retrouve ici l’écriture pointilliste de Lionel, celle qui a fait le succès des Liminanas, entre minimalisme référencé et collages d’images chocs. Et ces chansons qui filent comme un train déraillé qui finit toutefois par s’arrêter au bord du précipice, laissant l’auditeur pantelant et pantois.

Et Belin débarque avec son irrésistible mélancolie. Sur cet unique morceau (« Et On Dansait Avec Elle »), sa nonchalance dépasse la pose pour devenir une évidence. La chanson joue la mise en abyme et on se retrouve rapidement à danser avec Emmanuelle elle-même et ce n’est évidemment pas désagréable. Elle marque la seule concession du groupe à la « pop » en s’autorisant quelques perversions : la montée vers le refrain émeut, le refrain lui-même subjugue mais la descente, stoppée net, frustre. Parfait. Et on se met à rêver d’une collaboration plus intense, d’un glissement vers une chanson française assumée, d’une reprise en main de l’idiome, d’Emmanuelle en Nicoletta sournoise ou Françoise Hardy maléfique. D’une bande-son imaginaire pour des longs métrages italiens que la bienséance cantonne à des cinémas de quartier bien cachés.

On sait ces quatre-là capables de déplacer des montagnes, de pénétrer tous les marchés, de retourner tous les blasés, à l’exception de quelques garagistes frustrés, de moins en moins nombreux face à l’évidence : Marie et Lionel sont ce qui est arrivé de mieux de ce côté de la Manche, de l’Atlantique ou de la ligne Maginot.

Et on ne résiste pas à l’envie de demander à Lionel ce que 2020 réserve aux Liminanas. Sa réponse laisse à penser qu’on ne va pas être déçu : « On a enregistré une douzaine de démos. Il y aura des choses électroniques mais aussi de l’électricité. Mais à ce stade je ne sais pas vraiment à quoi ça va ressembler! On va travailler avec Laurent Garnier sur la production et la composition. En ce moment, on écoute Neu!, Can et les 13th Floor Elevators. Mais aussi Arno et les Sleaford Mods. On a envie de refaire des chansons avec Bertrand Belin et Daho, on va surement retourner voir Iggy… mais ce ne sont que des pistes. On aimerait que les titres soient beaucoup plus longs, et qu’il y ait de la répétition, de la trance mais aussi une histoire. On a une démo avec Iggy. Si on enregistre cette chanson pour de bon, elle sera au centre de l histoire. Il y a encore du boulot ! »