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LA FEMME

Par Raphaël LOUVIAU

Comment un collectif au départ sans visage, loufoque et goguenard, est-il parvenu à sortir du garage pour devenir une « proposition » rentable au pays de Feu! Chatterton ? Et ce, sans renier ses principes ? Et plus surprenant encore, sans sombrer dans la tiédeur et l’inconstance ? Ce défi, LA FEMME l’a réussi.

On comprend aisément l’attrait d’un groupe comme Feu! Chatterton : En France, on est prêt à s’entretuer pour (ou contre) un drame romantique et on aime Rimbaud. Si en plus il chante ses sonnets comme Jacques Brel déguisé en Gavroche, c’est le jackpot assuré.

Mais LA FEMME, franchement ? On se souvient de cette planche balancée en éclaireuse, celle sur laquelle Clémence cherchait des sensations. Et de la signature prestigieuse sur le label parisien Born Bad. En 2013, c’était suffisant pour éveiller la curiosité des plus blasés. JB, le boss, avait déjà l’aura d’un Patrick Mathé (grand manitou du label New Rose et déniaiseur flamboyant) du siècle naissant. Si c’était bon pour Born Bad, ça le serait pour nous aussi. Mais le groupe avait de l’ambition et signa son premier album à la fois sur Born Bad et Barclay. La première écoute de ce Psycho Tropical Berlin nous laissa toutefois dubitatif. Nous en connaissions les codes et pouvions remonter les passages secrets qui menaient aux sources (Nuggets joyeuses, surf robotique, cold wave française…) mais l’ensemble restait indéchiffrable. On finit par comprendre que c’était dans cet indéfinissable magma rétro futuriste, qui ne s’interdisait rien, que résidaient l’originalité et la force de ce groupe au patronyme singulier. Faut admettre que la chanson « Sur La Planche » avait tout du coup de génie : un long refrain scandé ad lib pour un maximum de satisfaction, facilement mémorisable, dégraissé du superflu (« des couplets, pourquoi faire ? »). Imparable donc.

LA FEMME avait anticipé le zapping musical auquel l’auditeur est désormais confronté.

L’hameçonner en moins de trente secondes et le ramener dans ses filets.

On mordit donc l’asticot avec enthousiasme pour se rendre compte très vite que nous n’étions pas les seuls. Stupeur. LA FEMME était partout : à la radio, aux Victoires de la musique, chez nos amis et même dans l’I-Pod de nos ados. Comment une vaguelette indé s’est-elle transformée en tsunami ?

Huit ans et deux albums plus tard (Mystère en 2016 puis Paradigmes cette année), l’énigme reste entière. Est-ce qu’à l’instar des White Stripes, le collectif avait mis en place un plan de domination du monde avec un protocole à respecter scrupuleusement pour atteindre le firmament ? Probablement. LA FEMME, sous les paillettes, est ancré dans son époque, il la synthétise, s’en fait l’écho, entre désespoir et hédonisme. En attendant les lendemains qui forcément déchanteront, célébrons le néant et la folie… Le groupe est arrivé à point nommé pour remettre un peu de frivolité dans une époque qui se morfondait sévère, a su imposer une pop euphorisante dans un paysage musical français embouteillé par les jérémiades de jeunes filles gâtées et le nombrilisme de garçons dépressifs.

Paradigmes est l’aboutissement de dix années de recherches musicales et d’une réflexion qu’on imagine intense : le groupe quitte Universal, se lance dans l’autogestion et balance son épiphanie, une sorte de concept store dans lequel on entre comme dans un monde parallèle : on écoute, voyage, danse, il y a même un cinéma qui projette un film (Paradigme : Le Film), parodie iconoclaste d’émissions d’Antenne 2, aux personnages loufoques, désespérés. On y croise Foucault, Divine et même JB Born Bad dans une sorte de Palace reconstitué. On doute toutefois que beaucoup aillent au bout (nous n’avons pas réussi). Qu’à cela ne tienne, le long métrage participe à rendre le groupe incontournable pour les jeunes urbains à la page. Ma fille adore, le cœur de cible est atteint, elle me force à réécouter « Disconnexion », l’arrivée inopinée du banjo l’enchante. Je sais bien que Beck nous a déjà fait le coup mais ça suffit à m’achever.

Je réévalue tout la discographie. C’est systématiquement accrocheur, ça brasse classique sous influence electro, mais ce sont bien des chansons que l’on entend sous les arrangements clinquants.

Ces zozos un peu poseurs sont de sacrés futés, qui réussissent à réconcilier les jeunes roseaux et les vieux chênes.

Et les filles, surtout les filles. Je repense à Howlin’ Wolf (« Les hommes n’y pigent rien mais les filles comprennent ») et je tremble : Mon épouse se fout de mes coffrets Nuggets mais adore LA FEMME. Ma fille ne raterait la date lilloise pour rien au monde. Est-ce dû à cette dose de mystère et d’interdit que l’on devine sous-jacent dans nombre de leurs morceaux ? Sans doute tout cela y concourt-il. Et visiblement le live prolonge cette ambiance chic et décadente, ce glamour sulfureux. Aucune raison de s’en priver.