Par Didier BOUDET
La fraternité du souffle retrouvé
Concert Jazz en Nord au Théâtre Charcot de Marcq-en-Barœul le 2 décembre 2021.
Souffleur confraternel, prévoyant en stratège mais agissant en mystique du son tel que préconisé dans les doctrines du maître soufi Hazrat Khan qui considérait que la musique serait la prochaine religion de l’humanité, Shabaka a synthétisé dans la rugosité de sa sonorité si singulière (où la résolution libératrice surgit toujours au moment exact où nous étions persuadé que le chaos l’emporterait) les influences d’Ayler le thaumaturge, de Coltrane le défricheur, de Pharoah le mystique, d’Ornette Coleman pour la volonté de fracasser les codifications péremptoires et de Sonny Rollins pour la parenté des origines caribéennes ou le ludique se mêle au folklorique pour mieux nous faire arpenter les sommets de l’extase.
Solidement secondé par une rythmique qu’on dirait sortie du creuset des sorcières shakespeariennes, le double drumming d’Eddie Hick et de Tom Skinner qui n’est pas sans rappeler l’éphémère duo que Rashied Ali forma avec Elvin Jones durant la dernière phase du quartet initial, Shabaka eu ainsi toute l’amplitude nécessaire pour déployer son énergie légendaire, enchaînant d’une seule traite les compositions de son dernier album ; Black To The Future. Si le cru fut si bon, l’offrande si généreuse, le baume si prompt à cautériser la plaie, c’est parce que les Sons of Kemet sont autant les rejetons d’une époque qui ne connaît point le repos, se faisant un crédo de ne pas faire crédit aux multiples expériences qui forment la jeunesse et structurent la genèse, que les enfants d’eux-mêmes, à la fois enlacés aux leçons du passé et souverainement libérés de toute ascendance trop pesante à porter.
« Shabaka semble depuis plus de quinze ans mener un affrontement avec lui-même, pareil à une cérémonie vaudou durant laquelle il s’agirait dans une fureur désespérée de repousser l’assaut des énergies négatives qui empoisonnent le monde… »
Bien que la personnalité du leader ne souffre d’aucune équivoque, l’algarade ne pouvait se porter qu’à plusieurs. Theon Cross, le nouveau prince du tuba su s’acquitter de sa tâche en veillant à ce que ne tarissent point le fleuve de barrissements que son instrument scintillant faisait vibrer dans nos entrailles. Pour qui leur tendait une oreille attentive, ses soudains jaillissements n’étaient pas sans rappeler les bruissements des savanes mystifiées que les sessions d’Africa Brass (John Coltrane, Impulse 1961) gravèrent dans les mémoires mélomanes.
Tout en les détachant savamment de la fresque sonore qui se peignait dans nos conduits auditifs, tels de brûlant projectiles magmatiques recrachés hors du bouillonnant maelstrom des égos, Theon « Burning » Cross su maintenir un haut degré de communication avec son alter ego, allant jusqu’au bout de sa croisade sonore, malgré les quinze kilos de métal qu’il portait sur le dos.
Dans tout ce qui le lie à l’époustouflante robustesse de ce trio vengeur, dans l’affrontement que Shabaka semble depuis plus de quinze ans mener un affrontement avec lui-même, pareil à une cérémonie vaudou durant laquelle il s’agirait dans une fureur désespérée de repousser l’assaut des énergies négatives qui empoisonnent le monde, je vois la folie audacieuse si ce n’ est la vitalité désespérée d’un Delgrès préférant se faire sauter aux pieds du Matouba que de rendre les armes face aux troupes consulaires envoyées par l’empereur. Cérémonie sacrificielle donc, en tout point et sans débats possibles, qu’une poignée de fidèles partageant le même vocabulaire d’unanime dévotion a décidé, bien conscient de l’urgence à envoyer valdinguer les critères du bon goût, de nous traduire en notes pour faire de la plus petite entité de l’auditoire agissant un porteur d’espérance, l’abolitionniste autoproclamé des appréhensions qui le freinent dans les défis qu’il se fait à lui-même. Une fois consommée la jubilation de l’instant, nous repartons avec la conscience que dans chaque déhanché que nous nous sommes surpris à faire au hasard d’un solo entendu, a raisonné puis rayonné la part insubmersible de notre liberté finalement retrouvée puisque jamais perdue.