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LA MANUFACTURE

Par Raphaël LOUVIAU

L’inauguration d’une salle dédiée à la musique est toujours une petite victoire contre le destin. Lorsque l’on habite Saint-Quentin et qu’on l’attend depuis quatre décennies cela relève du miracle.

On n’a pas la place ici pour dérouler dans le détail la litanie des occasions manquées qui ont retardé l’érection de cette flamboyante MANUFACTURE. On peut toutefois tenter un rapide survol de quarante ans d’activisme et de rendez-vous ratés : Ici, tout a commencé avec des punks. A Lesdins, village tranquille accolé à la cité des Pastels, envahi un samedi de juin 1978 par une horde d’hirsutes prêts à célébrer la nouvelle vague déferlant sur la France Giscardienne : Téléphone, Bijou, Starshooter. Seuls les derniers répondront à l’appel mais qu’importe, il se passe enfin quelque chose à Saint-Quentin. A3 dans les WC donne son premier concert ce jour-là. On imagine les têtes hallucinées des chevelus locaux. Cette étincelle s’éteindra pourtant bien vite, faute d’un lieu pour transformer l’essai. Salles Paringaux, Foucaux, théâtre Jean Vilar, les alternatives ne manquent pas mais ne sont que des pis-aller. Il faut reconnaitre à la décharge des municipalités successives que le jeune des années 80 fout un peu les jetons : bagarres, ivresse, la litanie des plaisirs simples de province. Jacky, gothique local, aura cette formule définitive : « On préfère jouer devant des mongoliens, ce qu’on a fait, car ils sont plus sortables que les jeunes de Saint-Quentin ». Ne restent de ces années que quelques beaux souvenirs : Johnny Thunders, Roy Loney, les teigneux Too Much. Ludovic Treu, grand ordonnateur de toutes choses Rock’n’Roll à Saint-Quentin promet même la venue d’Alan Vega à l’Espace Saint-Jacques ! Il restera à New York et gardera l’avance versée mais aura tout de même surexcité quelques adolescents dans la cité.

Mais la grande affaire à Saint-Quentin reste le Festival du Devenir. Une douzaine d’éditions, de l’ambition, l’interdisciplinarité comme crédo revendiqué et un bel exutoire à la grisaille locale. Le rendez-vous annuel est un succès et voit se succéder à Saint-Quentin Jad Wio, Thugs, FFF, Laurent Garnier, IAM, dEUS, Young Gods, Louise Attaque, Burning Heads, Têtes Raides, 16 Horsepower, Melvins, Zebda, Portishead… Pourtant, la municipalité refuse de capitaliser sur cette jeunesse gentiment rebelle. Beaucoup à l’époque s’interrogent sur ces occasions manquées. Frilosité ? Manque de perspicacité ? Incompréhension sans doute, de part et d’autre de l’échiquier politique. Jacques Braconnier (RPR) et Daniel Le Meur (PCF) n’auront pas jugé utile de draguer la jeunesse, contrairement à d’autres à la même période qui n’ont pas eu à le regretter (Rennes, Belfort, Saint-Malo…). On se souviendra d’une dernière édition en 2001 qui verra les Fleshtones ouvrir pour… Brigitte Fontaine ! Puis plus rien… L’association Vinyl Humide avait les compétences pour se professionnaliser et mettre Saint-Quentin sur la carte de France des festivals qui comptent mais sans lieu dédié, l’activisme tourna court. Il aurait fallu la détermination d’un élu pour sédentariser le festival, lui offrir un écrin et créer une dynamique. Ca ne s’est pas passé comme cela et depuis les musiques actuelles ont rejoint l’underground, quelques associations tentant chacune d’en protéger la flamme vacillante: la Boite A Rythme (Ska/Punk), Bang Bang ! (R&R/Pop/Soul) et Y’a Pas De Lézards (Reggae/Dub/Electro). Mais là encore, l’activisme forcené se heurtait au même écueil : l’absence de salle.

La Manufacture

Septembre 2018, la MANUFACTURE enfin : un bloc compact de 500 places implanté dans une zone d’activité, loin des riverains récalcitrants, un régisseur, une équipe technique et même un Monsieur « Musiques Actuelles » nouvellement nommé. On pouvait craindre une coquille vide, il n’en sera rien. On sent une volonté dont beaucoup avaient depuis longtemps fait le deuil. Le premier trimestre d’activité est déjà fort rempli : KIMBEROSE (Soul hantée), LOFOFORA (Métal débranché), CAYMAN KINGS (garagistes), CHARGE 69 (Punk gaulois), GENERAL ELEKTRIKS (Pop de Saint Guy), THEO LAWRENCE & THE HEARTS (Stylish R&R), THE LIMBOOS (Exotic R&B) et KERY JAMES (rappeur engagé).

2018 n’était probablement pas l’année rêvée pour se doter finalement d’une salle dédiée aux musiques actuelles. Avec une population vieillissante et déclinante depuis 1975 et un taux de pauvreté inquiétant (28% contre 14.2% en France*), beaucoup seront tentés de se dire qu’il y avait d’autres priorités. Ce serait oublier que d’autres cités picardes ont déjà fait ce choix (Beauvais, Creil) sans que la peste et le choléra ne déciment les contribuables. Raison supplémentaire pour applaudir l’initiative.

* Source INSEE


 
MANUFACTURE (LA)
8 Rue Paul Codos SAINT-QUENTIN // Tel 03 23 62 36 77