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Quelle crise Baby !

Par Raphaël LOUVIAU

Comme à deux reprises déjà, le besoin d’écrire sur la situation des acteurs des « musiques actuelles » dans les Hauts de France est parti d’un message posté sur un réseau social par la vénérable institution de Dunkerque, les 4Écluses qui sans pleurnicher dans sa bière, venait rappeler au public son rôle dans la survie du spectacle vivant. À l’instar du quatrième mur au théâtre, sans qui la maison s’écroule…

« Nous sommes loin d’avoir retrouvé le public et la fréquentation d’avant COVID, ce qui nous pousse parfois à devoir annuler des concerts à contre-cœur ». Le message des 4Écluses était sibyllin même s’il prenait bien soin de n’égratigner personne. Un peu plus tard, c’est la psychédélique association lilloise Bains de Minuit qui surenchérissait prudemment et sans pathos : « Cette annulation [Hippie Hourrah NDLR] met donc en lumière la difficulté pour nous de continuer à vous proposer des concerts ». Ça avait le mérite d’être clair. Ce que nous pressentions il y a un an et demi mais n’osions formuler que du bout du stylo* semble s’être réalisé : la fréquentation des salles est en berne et rien ne semble infléchir cette tendance. Les données du Centre National de la Musique sur la diffusion montrent en 2022 une baisse globale de 10 % par rapport à 2019 et jusqu’à 38 % sur les jauges inférieures à 1000 places.

On se souvient pourtant de ces nombreux artistes qui venaient régulièrement nous sortir de notre torpeur durant les longs mois de confinement, qui sur son balcon, qui dans sa cuisine et nous devant l’écran. C’était pas Byzance mais ça faisait chaud au cœur. Pour un peu, nous aurions applaudi, la larme à l’œil, ces salutaires saltimbanques comme nous applaudissions ces soignants qui nous protégeaient du pire. Et saluons l’abnégation de ces directeurs, programmateurs, présidents d’associations qui couraient derrière les décisions gouvernementales, tentaient d’anticiper, s’adaptaient, faisant et refaisant un futur qu’à chaque sortie de Roselyne ils imaginaient plus radieux, ou moins terne… Et puis finalement, on dompta le virus, nous pûmes à nouveau sortir et nous retrouver. On jura qu’on ne nous y reprendrait plus et que désormais nous vivrions chaque jour comme le dernier. Nous allions chanter, danser, communier comme jamais auparavant.
Et pourtant…

« On ne va pas se le cacher, on assiste à une baisse de fréquentation... »

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Pourtant c’est aujourd’hui la soupe à la grimace dans le moshpit. Il semblerait que le pogo ne fasse plus recette. Aurélien Delbecq (4Écluses, Dunkerque), qui proposait déjà il y plus d’un an une analyse d’une lucidité féroce mais pas désabusée**, déclare tout de go : « Rien n’est redevenu comme avant et le monde d’après tant prophétisé n’est pas arrivé… À la crise du covid se sont ajoutées d’autres crises, et tout semble s’être complexifié ». François Delsart (Le Poche, Béthune) acquiesce et assume ce que d’autres n’avancent que du bout des lèvres (voire pas du tout) : « On ne va pas se le cacher, on assiste à une baisse de fréquentation et les dates « découvertes », ou plus « indés » sont les premières à en pâtir ». Chacun reconnait que les structures intermédiaires sont les premières à subir la frilosité du public et pointe le paradoxe des nouvelles consommations du public : « Il semblerait que les méga productions, concerts en stades et autres très gros festivals soient repartis sur une pente ascendante » constate Aurélien. François renchérit : « Ce qui m’étonne, c’est la vitesse à laquelle les stades se remplissent, où pour y assister, tu dépenses trois PEL et les tickets trouvent preneurs en une heure. Auparavant, ce genre de phénomène était très marginal ». On comprend bien que chaque euro dépensé doit désormais être rentabilisé. Aurélien a conceptualisé la nouvelle donne (« On verra avec ce qu’il me reste si j’y vais ou pas ») qui va très rapidement renvoyer aux oubliettes la notion même de (bonne) surprise et laisser sur le carreau une bonne part de la création. On voit se dessiner une nouvelle répartition du gâteau, entre, d’une part les mastodontes et les savonnettes lancées à grand renfort de publicité et copinage et d’autre part, les artistes dits « de niche », forçats du rock’n roll, de la soul ou de ce que l’on voudra (la cumbria arrive en tête ces temps-ci). Stades ou concerts en appartement. On exagère à peine. On a vu des artistes nationaux, artistiquement reconnus par les médias prescripteurs mais peinant à toucher les oreilles et le portefeuille du public, proposer leurs services pour quelques euros, un frichti chaud et un lit dans un Formule1. Nous y reviendrons dans un prochain numéro. Côté trésorerie et anticipation, c’est devenu mission impossible : pour les salles moyennes jamais pleines, le public prend désormais son billet sur place et si une raclette se présente c’est toujours le cornichon qui gagne…

« On découvre un nouveau phénomène : le public qui achète ses tickets et qui ne vient pas... »

Aurélien en résume les conséquences en une formule lapidaire : « L’imprédictibilité est désormais notre quotidien ». François ajoute : « Ce changement d’habitude crée, tu t’en doutes, un stress pour les programmateurs. Nous ne pouvons plus être sereins même à quelques heures d’une date ». Et d’ajouter, médusé : « On découvre un nouveau phénomène : le public qui achète ses tickets et qui ne vient pas… Les « no show » comme ils appellent ça ! Alors là, je n’ai pas d’explication, je sèche ! ». Moi, je pleure… Et bien sûr, on sent bien que tout le monde se retient de balancer les noms d’oiseaux qui me viennent à l’esprit pour caractériser ce nouveau public. Certains cherchent des explications, elles sont nombreuses, on parle d’« hypertrophie numérique », de « techno-cocooning », ces mauvaises habitudes prises pendant les confinements et puis on arrive finalement à un constat plus générationnel, on convoque la pyramide des âges et on tremble : les gens se désintéressent purement et simplement du live, les résistants vieillissent et préfèrent désormais les concerts assis et les eaux de régime. On l’a compris, le salut réside dans la jeunesse. François, fidèle à son crédo d’éternel Mod balance : « C’est notre boulot de leur faire envie, de diffuser ce que les jeunes écoutent dans leurs AirPods. Il ne faut pas reproduire ce que nos grands-parents ont fait avec la musique de nos parents. Que les jeunes viennent voir ce qu’ils aiment écouter, qu’ils poussent les portes de nos salles et c’est déjà un succès ». On acquiesce, le cheveu blanc tremblant… mais on reconnait qu’il ne suffit plus d’ouvrir des portes et de proposer des (bons) groupes pour remplir les salles. Il faut désormais du « concept », enrober ses dates de miel, vendre de l’ambiance, vulgariser… La découverte et le bon temps passé ne suffisent plus.

Contre mon défaitisme chronique, Aurélien choisit l’onguent de l’espoir : « L’heure est à la transition. Je préfère concentrer la réflexion de mes équipes pour imaginer comment on peut innover, inventer, proposer des choses qui répondent à des attentes qui ont changé, tout en gardant notre curiosité et notre singularité. Il y a des possibles, mais il faut accepter de tordre les schémas établis. Nous sommes vivants et de fait cela nous rend ambitieux ». Encore faudra-t-il que chaque maillon de la chaine fasse montre de la même ambition face à des défis qui dépassent aujourd’hui le cadre de la « culture » : on observe tous une explosion des coûts fixes au niveau domestique et il n’est pas nécessaire d’être prix Nobel de mathématiques pour comprendre que l’austérité va rappliquer, les collectivités souffrir et les budgets fondre. Les coûts artistiques et techniques sont en forte augmentation (jusqu’à être multipliés par trois sur certains contrats de cession) et impactent une économie fragile. Pourtant, on a bien vite compris que la culture allait encore servir de variable d’ajustement.

Heureusement, les soutiers des musiques actuelles gardent la foi et un moral en béton armé. François le résume avec beaucoup d’humilité : « Malgré des phases d’incompréhension, de colère (finalement inutile) et de découragement, il y a un parti pris, un engagement qui reste ». Prions pour que les premiers intéressés, nous, le public aient encore l’envie d’en profiter.