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© Ronan Siri

WAX TAILOR

Par SCOLTI

Rencontre avec WAX TAILOR dans le cadre de la sortie de son dernier album, Fishing For Accidents.

Fishing For Accidents est une référence à Orson Welles, et à ce qu’il désignait comme la « pêche aux accidents », à savoir reconnaître dans un moment d’impro, ou de grâce, quelque chose d’essentiel, qui peut faire changer la direction de départ. Quelle est la part de cette pêche aux accidents dans l’album ?
Elle est présente, comme elle l’a toujours été. C’était pas un exercice de style pour lequel tu te serais dit « faut absolument que ce soit par là que ça doit passer », ça serait ridicule, parce que par définition un accident n’est pas quelque chose que tu contrôles véritablement, mais ce qui est intéressant n’est pas de le contrôler mais de le capturer. Je ne pars pas avec un quota en tête, mais comme tu l’expliquais très bien, c’est se dire que t’es réceptif, c’est à dire que t’es sur une ligne, t’as une idée en tête, un projet, et des aspérités arrivent sur la route de tes recherches. Et là tu peux te dire « c’est juste une très mauvaise idée », ou inversement un truc arrive et là tu te dis « si je réfléchis et que je suis honnête avec moi-même, c’est intéressant et je peux l’intégrer dans mon idée initiale ».

Y a l’idée de rester ouvert aux potentiels accidents et de les accueillir ?
Ouais c’est ça, ce truc-là arrive à tous les niveaux. C’est bête et méchant, mais rien que dans mon processus musical, je crée à partir de samples et je ne travaille qu’avec des samples, et je le fais comme un ébéniste qui sculpte, je sculpte des notes, et pour ça faut aller les chercher. Donc tu prends ta cellule, tu la poses sur un vinyle et donc par définition t’es déjà à la pêche aux accidents, parce que tu ne sais pas ce qui va se passer. C’est une démarche ludique, un truc de grand gamin, tu passes ta journée à te demander ce que tu vas trouver au fond du sillon.

On peut voir une forme de contradiction, ou un paradoxe, dans tes compos, dans le fait d’aller chercher des accidents et de pourtant avoir un travail qui transpire le côté affûté et réfléchi ?
Non, je pense que c’est tout sauf un paradoxe. On parlait de l’idée de capturer. Tu sais quand tu dis « fishing for accidents », et c’est assez normal, on retient « accidents ». Mais ce qui est intéressant, c’est le fait de les capturer. Je pars du principe que c’est ça l’idée du truc, c’est de comprendre que quand tu captures un accident ce n’est plus un accident, c’est une intention artistique. J’ai plusieurs fois répété ce truc-là, parce que c’est le premier exemple qui me venait, et comme ça vient d’une phrase d’Orson Welles je suis resté sur le cinéma, mais dans le cinéma le travail d’un réalisateur c’est ça, et y a des réalisateurs qui sont hyper connus pour ça, y a des réalisateurs à la Godart qui étaient un peu en mode « allez, on voit ce qui se passe », y en a d’autres qui sont très très très pointilleux sur le texte par exemple, mais j’ai déjà vu des making-offs avec des réals hyper pointilleux et pourtant à un moment il se passe un truc et le mec dit « on va garder ». Prends Taxi Driver de Scorsese, il demande à De Niro de se mettre devant la glace et d’improviser un truc, et l’autre se lance dans son « you’re talking to me ».

Et il en sort une scène culte ?
Je pense qu’à ce moment-là Scorsese pourrait lui dire « nan mais Bob arrête tes conneries, sois sérieux ». Nan, il se dit qu’il tient un truc et il le prend. Il le capture. 50 ans après, si tu dis à des gamins « C’est à moi qu’tu parles ? » ils vont penser à Cassel dans La Haine, et tout ça est parti d’un accident. Et encore, un accident ? Ça reste la presta de De Niro. Tu vois, ça m’arrive d’être en balances avec mes musiciens, en résidence, j’ai écrit un truc, je leur balance les arrangements, et puis ton guitariste n’a pas bien compris ta phrase et il joue. Tu lui dis que c’est pas ça, mais tu lui demandes de rejouer, et tu t’aperçois que c’est mieux. Il faut être à l’affût.

Ces accidents ont modifié le scénario de départ ? Je parle de scénario parce que tes albums sont toujours très cinématographiques, très B.O. ?
Je dirais oui, et non. Oui, parce que t’as beau avoir une vision de ce que tu veux faire, y aura forcément un écart entre ce que t’as en tête et ce qui va sortir, et c’est pas forcément moins bien, ou différent, c’est pas la question. T’as une mélodie, un morceau, et ça fait trois jours que tu cherches un petit arrangement juste derrière, et tu te prends la tête, ça te saoule parce que tu ne trouves pas, et un moment donné je trouve un truc et je trouve ça mortel, et je me dis que ce gimmick est vachement plus intéressant que ma mélodie !

« … je trouve fascinant de voir à quel point la musique est en ébullition quand il se passe des choses fortes dans la société. »

C’est aussi ça qu’on appelle l’inspiration ? Y a une part d’accident dans l’inspiration ?
Bien sûr ! Mais en fait, est-ce que c’est vraiment un accident ? Pour moi, c’est se mettre en position d’éponge. Tu sais ce que tu veux faire, y a un cadre, qui est défini mais qui est large. L’idée n’est pas de faire un virage à 180 degrés, même si ça peut arriver. J’ai fêté les vingt-cinq ans de mon label cette année, et je me souviens bien de mon premier EP qui avait tourné à l’époque, et y avait un morceau qui venait d’une ligne de basse jouée un soir. Le matin je me fais un café, je charge la disquette et la séquence, sauf que la séquence était bonne mais pas la disquette, c’était des violons en fait, ce qui donnait un truc complètement barré, et au bout de trois, quatre écoutes je me suis dit que ça tuait en fait ! Ça c’est un accident par exemple, ça part d’un accident, mais à l’arrivée c’est une intention artistique, parce que j’aurais pu me dire que c’était n’importe quoi et qu’il fallait recharger la basse.

Il faut chaque fois écouter entièrement l’album pour comprendre la démarche, ou les morceaux pris indépendamment peuvent se suffire ? Je pense là à l’album d’Ibrahim Maalouf et Oxmo Puccino Au Pays d’Alice, dans lequel il reste compliqué de n’écouter qu’un seul morceau ?
Il y a plusieurs réponses à ça en fait. Je pense que les deux sont possibles mais que ça n’a pas la même intensité. On a tous des playlists avec des sélections qu’on aime, c’est normal. Par exemple, dans un The low end Theory de A Tribe Called Quest, je peux m’écouter trois morceaux sans que je me dise que ça n’a pas sens, parce que les morceaux sont mortels, et de temps en temps je me fais un plaisir de gourmet en me disant « ce matin je l’écoute en entier ». Y a des albums pour lesquels c’est plus important que d’autres. Par exemple quand j’ai fait l’album Dusty Rainbow From The Dark, si t’écoutais pas tout l’album tu passais à côté d’une dimension, de la façon dont j’ai pensé ce disque. Là, c’est peut-être un peu moins évident pour être complètement sincère. Évidemment y a plein de niveaux de lectures, sur des petites choses. Tu sais, sur tous les albums j’ai voulu raconter plein de trucs, mais c’est pas forcé que les gens l’attrapent et c’est pas non plus dramatique. Quand j’ai fait In The Mood For Life, quelqu’un m’avait interpelé et ça m’avait vraiment fait plaisir, parce qu’il m’avait dit « j’ai capté, au début tu commences dans un milieu urbain et à la fin on est dans la campagne », et c’était exactement ça mon intention ! Mon histoire de l’album c’était l’histoire d’un mec qui se réveille le matin en milieu urbain et à la fin de l’album il s’était barré parce qu’il n’en pouvait plus. C’était pas essentiel pour la musique en elle-même, mais ça donne une dimension supplémentaire. Y a des films comme ça aussi, où tu prends une grosse claque en te disant que le film est mortel, parce que t’as bloqué sur le côté scénaristique par exemple, et tu le regardes une deuxième fois et là tu bloques sur des détails, sur des plans que tu trouves mortels, ou sur des trucs que t’avais pas captés la première fois. J’ai grandi aussi avec des disques qui avaient cette donnée, par exemple le Fear Of A Black Planet de Public Enemy, tu te disais que l’album était mortel, et au bout de quinze écoutes t’entendais un petit son et tu te disais « putain ! J’avais pas du tout capté ce truc ! »

Tu parles d’écoute et de ré-écoutes… tu penses qu’aujourd’hui on prend encore le temps d’écouter des albums de A à Z, ou est-ce que la façon de consommer la musique, et le terme « consommer » est choisi, change la donne, à tous niveaux ?
Je pense que ta question laisse entendre que t’as un avis bien arrêté sur le sujet ! (rires) Mais c’est une évidence oui. On vit une époque bizarre. J’aime bien utiliser le terme « époque ». Le côté vieux-con arrive quand tu commences à dire « cette génération ». C’est pas la génération, c’est l’époque. C’est pas affaire de « plus jeunes », mais de société qu’on leur donne comme mode de consommation comme tu dis.

Ouais, mais toi t’es de l’autre côté de la barrière par rapport à moi, qui suis un auditeur, tes un compositeur. Y a des nouvelles normes qui s’installent, comme les morceaux courts par exemple, ou le fait de ne pas écouter un album intégralement en restant plongé dedans. Est-ce que ça change ta façon d’aborder ta musique, ou est-ce que tu restes dans la lignée de ce que tu as toujours fait et pratiqué ?
Non, j’en ai rien à foutre. Mais vraiment rien à foutre. Mais je vais essayer d’être un peu positif sur cette question là. T’as parfaitement raison, ce sont des données qu’on voit bien. Mais tu sais, sur ce dernier album Fishing For Accidents, j’avais sorti en amont un titre qui s’appelle «Home», et j’ai un pote qui m’a dit en rigolant « il est cool ce morceau, c’est dommage y a plein d’atmosphères, t’aurais fait quatre boucles tu faisais un beau EP de Lo-Fi et tu te retrouvais sur Spotify ». Évidemment c’était une blague, mais c’était pas une blague innocente, parce qu’il a raison en vrai. On est sur ce format où tu fais un morceau un peu complexe, ou riche au moins, de quatre minutes, et les mecs te disent de plutôt faire un EP de quatre morceaux avec des boucles. C’est de la musique d’apéro. C’est même pas forcément désagréable à écouter, mais c’est juste que c’est pauvre… Mais t’as raison, le problème est que, forcément, quand t’as envie d’avoir un peu de visibilité t’essayes de respecter les codes qu’on te propose, ça a toujours été. Donc, pour rester positif, je dirais que ça a toujours un peu été le cas, avec des codes qui changent un peu. Aujourd’hui on te dit qu’il faut faire des morceaux de deux minutes pour que ça entre dans des playlists, et y’a vingt-cinq ans on disait qu’il fallait absolument deux couplets, refrain, trois minutes quinze, parce qu’il ne faut pas dépasser 3h30. Donc c’est juste que ça rétrécit. Mais y avait déjà ce côté « format » où on disait au mec qui arrivait avec un morceau de cinq minutes que ce n’était pas possible d’entrer en radio avec ça. Aujourd’hui ils ont plus envie d’être sur des playlists Spotify qu’à la radio, et donc au lieu de respecter les codes de ton directeur artistique de radio ou marketing, tu respectes ceux de Spotify et consorts. Moi ça ne m’impacte pas, parce que ça n’a pas de sens, et que même si j’étais tenté par les sirènes du truc, je suis convaincu que ça ne sert à rien. Quand on te dit ce qu’il faut faire pour réussir, on oublie de dire aux gens que c’est ce qu’il faut faire pour être finalement le 1 sur 1000 qui va réussir. 999 resteront sur le carreau et n’auront même pas fait ce qu’ils avaient envie de faire. C’est un adage à la con, mais je trouve toujours que mes erreurs sont plus digestes que celles des autres. Si je fais un truc qui ne marche pas, c’est pas grave, j’ai fait ce que j’avais envie de faire. Si tu te retrouves à faire des choses vraiment formatées qui ne correspondent pas du tout à tes envies et qu’en plus tu te prends une gaufre, c’est plus douloureux (rires).

Quel est ton regard sur la production musicale actuelle ? Il y a encore des vraies révolutions possibles ?
Alors ça c’est une super, super, bonne question ! Et je le dis pas pour être poli. J’ai une théorie, que je n’ai jamais pris le temps de développer, mais c’est en fait une vraie question que je me pose. Et j’ai plus la question en tête que la réponse. J’ai fait un cycle universitaire, qui s’appelait « psychanalyse de l’art », bref, et j’avais réfléchi sur la « musique et politique », et j’avais essayé de trouver des parallèles entre des périodes de l’histoire contemporaine et les évolutions musicales. Et je trouve fascinant de voir à quel point la musique est en ébullition quand il se passe des choses fortes dans la société. Quand tu prends 1967-71, tous les mouvements sociaux dans le monde, et que tu vois la musique psyché, tout ce qui s’est développé, et l’infernal nombre d’albums classiques durant cette période… alors évidemment y a eu aussi une révolution technologique qui était corrélée et pour être honnête ça a joué, mais c’est pas tout. Y avait quand même une vraie liberté de faire. Puis t’as des années particulières, comme en 91, avec la guerre du Golfe, y a eu plein d’albums à cette période, Public Enemy, Nirvana… plein de choses se passent dans ces moments-là. Et pour moi le XXème siècle commence le 11 Septembre 2001, et depuis plus de 20 ans on est dans le cycle de la peur, la société est régie par la peur.

Ce qu’on peut appeler la phobocratie ?
Ouais, et cette peur génère une peur dans la musique je trouve, pas une peur qui se ressent par une colère, mais par de la frilosité. Je me dis « depuis quand t’as pas pris une tarte ? ». Je dis ça avec d’autant plus de facilité que j’ai 47 ans, et que c’est pas moi qui vais révolutionner la musique. Le prochain album qui mettra une tarte viendra d’un mec de 19 ans qui débarque, et tu te diras « qu’est-ce que c’est que ce truc ?! », il a rien respecté, il a renversé la table. Y a des courants, tu vois, et peut-être qu’on dira que je suis un vieux con réac’, comme le hip-hop, qui est un mouvement culturel massif, monstrueux, et c’est la dernière explosion d’un courant. La house de Chicago était un courant musical, tout comme la techno de Detroit… Puis, on entre dans des sous-genres, des variantes… moi je suis paumé quand on me dit que ce n’est pas de la trap mais de la drill. Je veux bien, je suis largué, je suis vieux, mais c’est pas parce que t’as changé un truc, que t’as mis un triolet, que la musique a changé du tout au tout, et on a en plus une uniformisation.

Due à l’utilisation des logiciels, qui permet une démocratisation de la musique mais empêche les révolutions ?
Sans éluder ta question, je fais un parallèle avec ce qui se passe dans la musique : aujourd’hui on te dit que c’est formidable, c’est démocratisé et tout le monde peut mettre sa musique en ligne. Super. Mets ta musique sur Spotify pour avoir quarante écoutes au bout de deux ans, tout le monde s’en branle. L’idée que ça changerait du tout au tout est fausse. Je me dis qu’il y a vingt-cinq ans il y avait un filtre, et que du coup on arrivait plus facilement à faire le tri. Mais le problème, une fois que j’ai dit, c’est que j’ai été parmi les premiers à gueuler que ce filtre avait été fait par des connards de directeurs artistiques dans des maisons de disques, qui n’avaient aucune légitimité, donc mon parti-pris devrait être de dire que c’est beaucoup mieux aujourd’hui, mais le revers de la médaille est douloureux, parce qu’il y a 100 000 titres qui sortent tous les jours… 100 000 ! C’est un délire ! Je me mets à la place d’un artiste qui sort aujourd’hui, la pression pour avoir de la visibilité est dingue ! D’ailleurs tu le sens, parce que le prisme qui change vraiment est l’avènement des réseaux sociaux à ce niveau là. Le projet initial d’avoir des réseaux sociaux est plutôt cool, j’en ai profité, la première vague me paraissait hyper positive. Aujourd’hui, c’est quand même une autre histoire, et tu le vois bien. Parce que tu vois des jeunes artistes qui misent plus sur leur image en ligne que sur leur musique. Ça c’est flippant, tu vois. Je me fais souvent interpeler par l’environnement professionnel par des gens qui te disent poliment qu’il faudrait que tu te remues le cul parce que t’as pas beaucoup de followers sur Instagram, parce que tu racontes rien. Bah non, je viens du XXème siècle en fait. La vie privée ça existe, et ça regarde personne, et au-delà de ça ça n’intéresse personne. Ma vie est chiante ! Excusez-moi mais je ne vais pas vous vendre du rêve quoi ! Je dis qu’elle est chiante, elle me va très bien, mais c’est pas mon modèle de société, de façon beaucoup plus empirique, au-delà même de la musique. Ce qui m’inquiète le plus dans ce qu’on se raconte, c’est que les gamins d’aujourd’hui ont eu ça dès le début, ils n’ont jamais connu un monde sans réseaux sociaux, et donc t’imagines bien leur rapport aux choses. Rien que le rapport à un face cam, tous les artistes qui se filment etc… la psyché est folle ! C’est un délire ! C’est un geste qui est contre-nature pour moi ! De temps à autre je fais « l’effort » parce que t’es bien obligé de faire un peu de com’ sur ton projet, c’est normal, mais pour moi c’est un geste contre-nature. Braquer une caméra sur moi en disant « Salut ! Salut ! »…c’est pas « normal » de faire ça (rires).

Ça peut dénaturer aussi une part du pouvoir de la musique, en ce sens que certains peuvent voir la musique uniquement comme une possibilité d’accéder à l’argent et la notoriété. Selon toi, quel pouvoir a la musique ? À la fois à titre personnel, mais aussi dans ce que tu donnes aux gens ?
À titre personnel, et y a vingt-cinq ans j’avais une vision différente, j’accordais plus de pouvoir à la musique, mais le moi d’aujourd’hui ne croit pas une seconde que la musique va révolutionner le monde. Je crois qu’elle est la B.O des mouvements, mais elle accompagne aussi le quotidien des gens, et ça c’est déjà énorme. Ça peut paraître être une obole, mais c’est pas négligeable du tout. Quand des gens te font des retours sur ce que tu fais, ça fait sens, t’accompagnes le quotidien de gens. Je trouve ça cool.

© Ronan Siri

« … je suis indé, et je suis pas un indé dilettante qui regarde ça en mode fleur bleue, ça m’intéresse vraiment. En fait moi c’est un combat, un vrai combat politique. »

La musique te permet de t’exprimer, mais est-ce que c’est aussi un biais qui permet d’exprimer ton engagement politique ?
Oui carrément, mais pas du tout de la même façon que c’était le cas avant. Y a vingt-cinq ans j’avais encore ce côté peut-être plus frontal, didactique, parce que je me disais que par le texte on allait passer des choses. J’essaye de ne pas critiquer ceux qui le font aujourd’hui, parce que je ne veux pas être comme ces anciens fumeurs qui sont les plus intolérants, mais je suis beaucoup revenu de ce truc là, et je fais des marches arrière de temps en temps, je me dis que le moi d’aujourd’hui, à 47 ans, n’en a rien à branler du Che Guevara du collège qui arrive façon Damien Saez en révolutionnaire, c’est pas mon truc. Et c’est super subjectif, pour moi, dans ces trente dernières années, c’était souvent dans le rap qu’il se passait des choses en termes d’écriture, en France en tout cas, ou qu’il y avait des choses qui m’interpelaient, c’est très très rare aujourd’hui, c’est très dur. Y en a quelques uns qui arrivent à faire des choses pertinentes. Et encore une fois, là où j’ai sûrement tort, je dis ça et j’ai 47 ans et si tu me parles de réflexion sur le monde, je préfère regarder l’interview d’un sociologue pendant deux heures que d’écouter une petite comptine qui me raconte quelque chose. Mais si j’avais sezize ans, peut-être que ça serait ma porte d’entrée vers une réflexion, et donc là-dessus j’ai tort. Aujourd’hui je ne suis plus la « cible » en fait. Mais concernant mon engagement politique : quand j’ai monté mon label y a vingt-cinq ans et que j’ai commencé à bosser sur le projet WAX TAILOR, les gens qui me suivaient d’avant m’interpelaient au début en me disant que c’était dommage qu’il n’y ait plus ce côté vraiment politique, frontal. Y’a plus de vingt ans, Noir Désir sont allés récupérer leur victoire de la musique, et Bertrand Cantat se pointe, et à l’époque Jean-Marie Messier est le président d’Universal, et Cantat dit « nous sommes peut-être de la même planète, mais nous ne sommes pas du même monde ». Tout le monde a applaudi. Pas moi. Je me suis dit « Oh ! T’es Noir Désir ! Tu pèses dans cette histoire de dingue. Prends ton contrat, casse-toi, et monte-toi en indépendant ! ». Parce qu’à ce moment, il était à sa cantine. Donc, jouer les rebelles sur un plateau télé, tout en cantinant chez Universal, ça m’impressionne moyen. Je pense à des groupes comme les Bérus, qui eux sont restés indépendants, et là ça me fait sens. Ma politique est là. Quand je suis arrivé sur mon deuxième album, il y a plus de quinze ans, parce que ça avait marché, parce que c’était la hype etc, j’ai eu des propositions de partout ! Sauf que j’avais déjà 30 ans, donc j’étais pas idiot, ça faisait quinze ans que je voyais ce cirque médiatique, j’avais fait de la radio et je voyais très bien à qui j’avais affaire, à des mecs qui pouvaient vendre des yaourts dès le lendemain, et je me suis dit que je n’allais pas mettre mon destin entre les mains de ces gens-là, je ne vais pas leur donner la liberté d’agir ou d’avoir un contrôle sur ma musique. En 2007 j’ai une une propal d’Universal, à New-York ! En contrat international. En France, quand on te propose un contrat pour le sortir en international tu sais que ça ne marchera jamais, parce qu’Universal n’en a rien à foutre de savoir ce que la filiale française veut pousser, donc si tu veux qu’il se passe quelque chose t’as plutôt intérêt à signer à New-York, de toute évidence c’est eux qui vont décider. Te dire que j’y ai pas songé, que j’étais un preu chevalier, bah bien sûr que non ! C’est une tentation tu vois ! Tout est tentation dans la vie ! Rah, quand même, une promo internationale… et je me disais que j’allais le regretter. Je me disais « tu la connais l’histoire, ouais peut-être que t’as une chance sur huit que ce soit le carton et que ça marche partout… mais si c’est pas le cas, t’auras pactisé avec le diable, et tu vas avoir ta sortie de route… ».

Comment on mêle ces postions face au gros business qu’est la musique, avec des logiques de ventes, de rentabilité, de bénéfices… et le fait d’être indé, qui a au fond des logiques semblables par lesquelles tu es pris, parce qu’il faut bien que tu bouffes ?
Nan, moi j’appelle ça « frayer dans la matrice ». Ça, ça m’a toujours plu, mais ça m’épuise. En fait y a une dichotomie, parce que je suis indé, et je suis pas un indé dilettante qui regarde ça en mode fleur bleue, ça m’intéresse vraiment. En fait moi c’est un combat, un vrai combat politique. J’en parle pas souvent, parce que c’est entre moi et moi, et puis les gens qui m’écoutent s’en branlent un peu, pour la plupart en tout cas, ils aiment bien ma musique. Mais c’est comme on disait tout à l’heure : écouter un titre versus écouter un album, c’est aussi écouter un artiste et/ou s’intéresser à sa démarche. J’adore Radiohead, mais j’aime aussi quand Thom Yorke prend des positions, parce que je le trouve pertinent, et même quand il perd ses combats. Quand il a perdu son combat contre Spotify, il a au moins interpelé. Ce sont des gens qui secouent le cocotier, qui disent qu’ils vont nous donner à réfléchir. J’aime bien cette idée. Et l’évolution pour moi sur vingt-cinq ans, c’est la différence entre donner des leçons et donner à penser, c’est pas la même chose. Surtout quand t’arrives à un âge comme le mien, t’as dit assez de conneries dans ta vie pour ne pas donner de leçons aux gens, tu sais très bien que tu risques de regretter, donc tu dis juste : collectivement il est temps qu’on réfléchisse. Dans mon album précédent c’était vraiment ça, y’avait mes anxiétés de collapso, et je me suis dit que je ne vivais pas ça bien, je ne vais pas vous dire il faut faire ça ou ça, parce que je suis comme tout le monde, un sombre connard qui se débat et qui essaye d’être moins connard.

Tu penses qu’il faut savoir s’absenter ou la présence permanente est imposée par l’industrie ? Le recul est nécessaire ?
C’est dur, c’est très très dur. En fait maintenant moi je m’en fous, mais je ne peux pas te dire que ça n’a pas été une question. Par exemple, quand j’ai sorti mon premier album, j’avais une vraie frénésie de sortir le deuxième. Je pense qu’il y avait un bout de moi qui voulait prouver que ça n’allait pas être un one shot, mais y avait quand même cette idée qui était là, et qui m’a travaillé jusqu’au troisième album… Quand j’ai fait le deuxième, y avait le côté « confirmé », et t’as forcément besoin de remettre tout de suite le troisième. Et je pense que inconsciemment les codes de l’industrie étaient là. Quand j’ai sorti mon quatrième album, on m’a dit que j’allais me prendre une gaufre, que c’était trop conceptuel, que les gens ne comprendraient pas parce qu’ils sont trop cons, tu sais les gens sont idiots hein c’est connu, le goût des autres, tout ça… (sourire). Mais j’ai deux cerveaux, un d’artiste, et un de manager, et le manager n’est pas invité en studio, jamais (rires). Par contre, une fois que c’est terminé, il faut accepter que c’est un produit et que tu te demandes comment le défendre au mieux dans cette jungle. Et dans cet album on était dans la stratégie, le marketing, tout cet aspect vers lequel je switche complètement pour me dire qu’il faut se battre. Mais je me bats parce que c’est politique, réussir à donner à cette musique une visibilité est important pour moi, ça raconte quelque chose. Et donc on se battait sur plein de trucs, parce qu’on savait qu’un truc qui influait sur un album était le top 10. Tu rentres en première semaine, t’es dans le top 10, et les professionnels qui ont autre chose à foutre ne regardent pas dans le top 50 en vrai, ils regardent vite fait les 10 premiers. Mon album précédent avait été dans le top 10, et je m’étais dit que celui-ci devait y être aussi absolument. Et donc, on pourrait se dire « c’est ça sa velléité dans la musique, c’est d’être dans le top 10 ? ». Mais en vrai c’est pas ça, j’en ai rien à foutre. La première fois qu’on m’a amené un disque d’or je m’en branlais, et le dernier je ne suis même pas allé le chercher.

C’est une gratification quand même ?
Ouais, mais y a toujours deux lectures. La première fois, j’ai un peu fait le connard, c’était à l’Olympia, y avait un côté show-biz, ça m’emmerdait profondément, et je crois que j’avais envie de leur dire à quel point j’étais pas de leur monde, et je suis reparti le lendemain chez moi, dans un T.E.R, et je l’ai regardé et ça m’a touché, tout seul, comme un con, dans le train. Mais pas par rapport au folklore de l’industrie, mais parce que tu repenses à d’où tu viens, à comment tu l’as fait, et tu dis « putain quand même c’est un truc de malade qu’on en soit arrivé là ! ». Et tout ça faisait partie de la même dynamique, qui était de se dire qu’on allait réussir à frayer, entrer dans la matrice et changer un peu les règles du jeu. Puis quand tu prends du recul, tu te dis que tu gagneras peut-être des batailles, mais jamais la guerre, faut pas rêver, mais même les batailles se prennent. Donc c’était plus ce truc là. Mais bon, t’as qu’une vie et tu peux pas la passer à te battre sur ces trucs, à faire de la stratégie quand je préfère faire de la musique.

On va revenir sur l’album. tu nous livres un album riche et dense, avec quelques feats. J’aimerais, pour conclure, que tu me parles de ton lien avec le hip-hop. T’as globalement collaboré avec pas mal d’artistes rap dans ta carrière ?
C’est viscéral. Quand on me demande « comment t’as commencé à faire de la musique », question que tu ne m’as d’ailleurs pas posée heureusement (rires), mais je réponds que je n’ai pas « commencé », je suis rentré dans le mouvement hip-hop et j’ai fait de la musique parce que ça en faisait partie. Évidemment la musique était le plus gros vecteur dans cette culture, mais j’avais un intérêt fort fort fort sur la culture globale, pour moi c’est le mouvement le plus global de ces cinquante dernières années. Le hip-hop, son vrai drame aujourd’hui c’est qu’il est partout, donc nulle part, mais au final voilà, t’allumes la télé et tu vois la première pub qui tombe, et tous les codes sont là. Et là tu te dis que la société est hip-hop aujourd’hui en fait. Ça a tellement infusé qu’on y fait même plus gaffe quoi. Donc voilà pour moi ouais c’est viscéral, et le rap est la musique par laquelle je suis venu à la musique et ça m’intéresse toujours. Ce qui est compliqué aujourd’hui c’est qu’il y a toute une scène rap qui n’est plus hip-hop, et c’est pas grave en fait. Faut vraiment l’accepter ce truc là, juste ça, y a plein de rappeurs actuels c’est la pop des années 80, les yéyés des années 60, c’est des mecs qui arrivent et qui veulent faire des hits… la cosmétique est rap, mais ils n’ont aucune racine avec cette culture.

Et ils montent sur scène en playback ?
Moi ce qui me fascine, c’est de voir un mec comme Drake, qui peut te faire un Accor Arena, où il ne va même plus avoir de problèmes à ne plus faker son playback. C’est à dire que les mecs sont tellement là pour faire une photo Instagram, en disant qu’ils étaient là, et qu’ils partagent le moment… bon après c’est peut-être un travail pour sociologue, y a peut-être des trucs positifs dans la sociabilité de l’histoire ! Mais alors dans la musicalité (rires), c’est une autre question ! Et tu te dis « donc, tu ne fais même plus l’effort de faire croire que… », et tout le monde s’en bat les couilles, on est au courant, et ça passe crème. D’accord. Et d’ailleurs, le gros échec de cette culture est peut-être de se dire que toutes les rock stars des années 70-80 etc sont des gens qui aujourd’hui capitalisent sur une carrière et remplissent des stades dans le monde quand ils ont décidé de faire une tournée, et que des gens de cette culture qui est devenue aussi prédominante, qui ont infusé toutes les années 90 sont obligés de se mettre à quatre pour aller faire un Bataclan, tu vois ? C’est moche, mais c’est comme ça.

Tes collaborations avec les artistes rap, et là je pense aux ricains notamment, ça représente une forme de consécration ?
Consécration n’est pas le mot qui me vient. C’est une espèce de retour culturel des choses, tu vois ? J’ai fait du rap français, et souvent les gens me demandaient quand j’allais revenir à mes premières amours. Mais c’est pas mes premières amours, mes premières amours c’est 86, c’est Run-DMC, c’est LL Cool J, Whodini, c’est par là que je suis venu au rap, par le rap américain. Il s’est trouvé que dans les années 90 le rap français est devenu vraiment intéressant et que j’y ai plongé, parce que j’étais français, mais je dois reconnaître que je ne suis pas à balle de réécouter les albums de rap français que j’ai aimés, alors que mes classiques de rap US, bien sûr que oui. Et donc y a un truc de skills, de rappeur, qui fait que quand je tombe sur un mec comme Napoléon The Legend, je me dis « wahou ! », et j’ai envie de bosser avec lui ! Mais tu vois, par exemple, quand j’ai bossé avec Ghostface(killah) du Wu-Tang, pour moi là y a un truc, qui se fait aussi en deux temps, c’est à dire que je le fais parce que j’en ai envie, que je trouve que c’est mortel, mais je déteste le passéisme, même si tu peux avoir une petite nostalgie, tu sais y a plein de rappeurs qui étaient des grosses stars des années 90, des grosses pointures, et pour lesquels t’as pas une folle envie de travailler avec, parce qu’ils sont has been en fait , faut pas se raconter d’histoires. Ghostface c’est pas du tout un has been, le mec est affûté, comme quand t’écoutes Method(man), voilà. GZA j’ai pas très envie de faire un morceau avec lui aujourd’hui quoi. Donc, pas « consécration », mais par contre je l’ai fait dans le flux de l’album, parce que c’était logique, on a discuté, je l’ai eu au téléphone, on l’a pas fait ensemble au studio mais on a vraiment discuté, et le mec est un bosseur, contrairement à ce qu’on m’avait raconté, il est au taquet. Et c’est plus après, où tout à coup tu te dis un matin « putain j’ai un morceau avec Ghostface du Wu-Tang ! », et là seulement tu te revois à dix-huit piges à cramer ta K7 Memorex dans ta R5 pourrie en train d’écouter du Wu-Tang (rires). Bon après on s’était déjà croisé, mais voilà, pour ces moments là y a un truc un peu particulier. Mais, paradoxalement, c’est bizarre de dire ça, mais je suis plus « fier » quand je chope un MC comme Kuf Knotz et que tout le monde se dit « Mais c’est qui ? », et ça c’est cool en fait. Y a toujours ce truc de digging… quand j’avais fait un morceau avec Ali Harter tout le monde me disait « mais c’est qui cette chanteuse ? »… là sur l’album, tout le monde me demande qui est Victoria Bigelow… bah c’est une meuf que j’ai trouvée, y avait 300 écoutes sur son truc, et voilà. Et en ce moment elle me fait des retours sur ses retours, et c’est cool, ça c’est hyper gratifiant, parce que tu te dis que tu sers à quelque chose. Ça me ramène à l’époque où je travaillais en radio, et où je voulais absolument faire découvrir des choses aux gens. Y a vraiment une notion de partage dans la musique qui est importante.

Et qui donne beaucoup de sens ?
Bien sûr. Évidemment.

Merci beaucoup Wax Tailor !
Un plaisir ! Merci Scolti.