Par Raphaël LOUVIAU
Le retour à la vie que tous espéraient « normale » s’est avéré plus compliqué que prévu. Bien sûr l’état de sidération a laissé place à l’exaltation lorsque les portes de la ville se sont ouvertes une fois la peste éradiquée. Pourtant le public peine à retrouver le chemin des salles. Les petits cailloux laissés le long du chemin ont dû finir dans le caniveau*. Ce mois-ci, Illico! donne la parole aux artistes. Émergents ou vétérans, tous s’accordent sur un point : être saltimbanque en 2023 n’est pas chose aisée.
Lionel Liminana, Telecaster et barbe noire chez les Liminanas se remémore l’ivresse des retrouvailles : « On est passé par des phases très émouvantes, on retrouvait les copains dans les salles, dans le public ». Cet état de grâce n’aura duré que le temps d’un printemps suspendu. Gaspard Royant, fataliste, constate : « Tout est allé un peu trop vite. On a demandé aux gens de reprendre une activité normale du jour au lendemain, comme si de rien n’était. Mais sortir voir un concert, c’est un effort désormais ». Il a donc fallu repartir de zéro et retrouver un modèle économique viable. Il est bon de rappeler que le musicien ne se nourrit pas uniquement du taboulé disposé dans les loges. Jean Felzine, mains de dieu et voix de velours chez Mustang constate : « La classe moyenne de la musique s’est paupérisée. Les concerts ne font plus vivre que les gros artistes ou les stakhanovistes de la route ». Lionel synthétise : « On sort d’une pandémie et on est au milieu d’une crise. On a connu mieux comme contexte » mais se montre optimiste : « C’est plus dur aujourd’hui et il y a globalement moins de monde dans les concerts mais ça va repartir ». Par honnêteté intellectuelle, ça nous a semblé judicieux d’aller voir chez les jeunes groupes émergents si l’herbe était plus verte. Elle est visiblement d’un jade étincelant. Théo Courtet, Rivers Cuomo et Jazzmaster chez Johnny Mafia : « L’heure est heureuse pour nous et pour beaucoup de groupes que l’on croise en tournée. On va même mieux qu’avant le covid. Les ados viennent davantage aux concerts en ce moment. Ça fait plaisir ». Serait-ce une question de génération ou une appétence plus forte du public pour certaines « propositions » plus juvéniles ?
« le but, c’est pas de vivre de la musique mais d’en faire. Le reste c’est du bullshit ! »
On peut peut-être se demander ce que c’est qu’être musicien. On se concentrera sur cette « classe moyenne » évoquée par Jean, pour laquelle, on l’a compris, les images d’Épinal ont vécu. Le folklore d’une fête sans fin (Jack Daniel’s, coke, chambres d’hôtel saccagées) s’est évaporé au contact de la réalité. Toujours clairvoyant, Jean propose une typologie de l’Artiste qui remet les pendules à l’heure et l’église au centre du village. À sa place donc ! « Il y a ceux qui veulent être des superstars, ceux qui veulent faire des coups et se faire un petit pactole et ceux qui veulent juste de l’argent pour avoir la liberté de faire des disques, parce qu’ils ont un besoin vital d’expression artistique ». On ne doute pas que nos amis soient dans la troisième catégorie, la plus noble mais pas la plus confortable pour dormir sereinement. Sauf si, comme Didier Wampas, « le but, c’est pas de vivre de la musique mais d’en faire. Le reste c’est du bullshit ! ». C’est pas faux.
Plutôt que le Séroplex pour combattre les angoisses, tous ont opté pour le travail acharné. En choisissant des voies parfois opposées. Gaspard : « Nous sommes entrés dans une économie de flux. Il faut produire une énorme quantité de contenus pour espérer dégager un revenu. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de snober une source de revenus, il faut tirer toutes les ficelles ». On les imaginait Gatsby, on découvre des artisans remettant chaque jour leur ouvrage sur le métier. En débordant parfois de leur cadre de référence (mais pas de compétence) : « Je n’ai pas trouvé d’autres solutions que d’accepter tous les boulots qu’on me proposait. Je connais plein de gens de talent qui ont un boulot à côté, c’est un petit peu mon cas aussi, je ne vois pas le problème » (Jean). Lionel continue : « Si tu fais du garage punk ou du psycho vénère, il y a de fortes chances que tu sois obligé d’avoir un boulot alimentaire dans la semaine. Mais ça a toujours été comme ça. Nous, on bosse deux fois plus qu’avant. On vit de la musique tous les deux. On travaille sur la production d’autres disques que les nôtres, sur de la B.O de documentaires, de séries ou de longs métrages ». Aujourd’hui, c’est dans la « synchro » que se trouvent les biffetons. Il y a même des gens dont le métier est de placer des chansons dans des films, des séries, des publicités puisque l’on vit dans un flux vidéo permanent. Gaspard est catégorique : « La posture de l’artiste indépendant et refusant tout compromis a vécu ». Jean explique : « Beaucoup d’artistes le voient comme le graal ! C’est beaucoup d’argent, et ça élargit énormément l’audience. Et comme on vend moins de disques, on rechigne de moins en moins à frayer avec ce monde-là. Une somme à quatre ou cinq zéros, dans notre situation, comment refuser ? ». Lionel surenchérit : « Les théories des gardiens du temple, on s’en tamponne. La synchro fait circuler ta musique et la fait entendre au plus grand nombre. Ce qui est le but quand tu enregistres une chanson. Que les mômes découvrent le Velvet dans une pub pour une savonnette à la lavande ne me dérange pas du tout. Au contraire ». Didier Wampas apparaît plus circonspect et balance un définitif : « Si ta musique est prise pour McDo, c’est que c’est de la musique pour McDo, c’est bien fait pour ta gueule. Je suis content qu’on ne nous le propose pas, ça signifie que notre musique ne rentre pas dans ce truc là ». Pour les autres, on parlera pudiquement d’adaptation puisque la musique devient de moins en moins viable économiquement. Qu’ils s’en accommodent de plus ou moins bonne grâce ou qu’ils s’en réjouissent, tous admettent que les à côtés sont devenus indispensables. Les concerts se raréfient et les ventes de disques chutent. Le streaming ? Présenté comme un modèle vertueux, il s’apparente dans les faits à du vol pur et simple. Gaspard est lucide : « Tout le monde sait que Spotify rémunère très mal les artistes et que son patron est un sale type. Mais refuser de mettre sa musique dessus ne va pénaliser qu’une personne : l’artiste ». Lionel lui s’en moque : « On a commencé à répéter il y a trente-cinq ans et je vis de la musique depuis six, sept ans ! Ça n’a jamais été le but du truc » et Didier se montre, comme à son habitude, plus radical encore : « J’ai jamais pensé une seule seconde vivre de ma musique. Et d’ailleurs, je n’en vis toujours pas. L’industrie, quelle qu’elle soit, peut crever. Voilà ! ».
« La musique live n’est pas en danger dans le sens où il y aura toujours trois ados pour prendre une guitare ou un ordi et dégoter un gig dans le bar du coin... »
On sent toutefois une certaine fébrilité lorsque l’on se risque à émettre des hypothèses sur l’avenir des artistes et du système en France. Gaspard avance tout de go : « Soyons honnêtes, il y a trop d’offres. Trop de concerts, trop d’albums. Le public ne peut pas faire vivre tout le monde. On est en concurrence avec des services faciles et accessibles ». Jean balance un pavé de la taille d’une falaise dans la mare et, avouons-le, ça fait du bien : « Je vais me tirer une balle dans le pied en disant ça, mais était-il « normal » qu’autant d’artistes avec si peu de succès puissent vivre de leur art avec les quatre dates par mois qu’ils n’arrivent plus à faire. C’était limite une petite planque pépère pour des projets sous perfusion. C’est probablement la fin d’une certaine exception culturelle française, et ce n’est pas forcément aussi dramatique qu’on le croit. Ça fait de la peine pour des petits lieux de concert qui vont devoir se réinventer, mais c’est stimulant aussi ». Peut-être est-ce l’occasion de revenir à une vision viscérale de la création, presque romantique, sans perspective de carrière, sans accompagnement, sans business plan ? Didier, visionnaire involontaire, décrit l’écroulement du vieux monde et l’avènement d’un nouveau business model déjà bien intégré par les rappeurs : « S’il n’y a plus de sous, je continuerai d’écrire des chansons avec mon téléphone et de les mettre sur le web. De toute façon, on ne gagne rien avec les disques, ça ne changera pas grand-chose ». Peut-être sont-ce les institutions qui, avec la louable ambition d’aider à la création, lui a coupé l’herbe sous le pied en la vidant de sa substance? C’est peu ou prou ce que regrette Lionel aussi : « Franchement, ces concerts hygiénistes ou l’on joue son album à la note, avec trois mecs à moustache et un Ableton, il faut être sacrement motivé pour laisser son salon et un bon film pour aller dans une salle de spectacle ». Jean enfonce le clou : « Cette exception culturelle française, économiquement c’est bénéfique, c’est un business qui fait vivre tout un tas de gens mais artistiquement je ne suis pas sûr qu’on y gagne tellement. Je rêve que la musique vivante revienne en France de manière plus folklorique, et beaucoup moins « culturelle ». Loin de la « musique actuelle » qui porte si mal son nom, ces trucs mort-nés qu’on va voir comme à la messe… ».
Ce retour aux sources, à l’organique, tous le partagent. Les rêves de gloire s’évanouissent, les bains de champagne aussi mais l’essentiel à nos yeux résiste : « La musique live n’est pas en danger dans le sens où il y aura toujours trois ados pour prendre une guitare ou un ordi et dégoter un gig dans le bar du coin. Ça ne sera jamais rentable, mais quand on a 17 ans on s’en fout pas mal ! » (Merci Gaspard).