Par Raphaël LOUVIAU
Nous avons dans un précédent numéro pointé du doigt la perplexité et le désarroi des salles face à la défection du public. Nous aimerions cette fois regarder du côté des artistes… Comment as-tu vécu le retour à la vie normale ? La situation est-elle plus compliquée qu’auparavant ?
Jean Felzine : C’est difficile à dire. En ce qui me concerne, la tournée de Mustang sur Memento Mori a eu lieu en plein déconfinement. Il y avait encore le pass sanitaire, nous jouions devant un public souvent clairsemé… je ne sais pas ce que ça donnerait si on faisait cette tournée aujourd’hui. Pour la tournée de l’album avec Jo Wedin qui est venu un peu plus tard, il y a clairement eu moins de dates que par le passé. Ce que je peux dire, appartenant à une certaine classe moyenne de la musique, c’est à dire vivant essentiellement de ça mais modestement (et ne sachant jamais si ce sera le cas l’année suivante), c’est que cette tranche-là ramène moins de public et s’est paupérisée. Comme pour d’autres métiers d’ailleurs, le Covid a accéléré le processus. Et je vais me tirer une balle dans le pied en disant ça, mais on peut se demander s’il était « normal » qu’autant d’artistes avec si peu de succès puissent vivre de leur art avec les quatre dates par mois qu’ils n’arrivent plus à faire. C’était limite une petite planque pépère pour des projets sous perfusion. Honnêtement, cette exception culturelle française, économiquement c’est bénéfique, c’est un business qui fait vivre tout un tas de gens plus ou moins compétents, ou plus ou moins parasites, mais artistiquement je ne suis pas sûr qu’on y gagne tellement. Il y a beaucoup trop d’artistes dans ce pays et certains sont là-dedans pour de mauvaises raisons. Si ça peut écrémer un peu pour ne garder que ceux qui en veulent vraiment, qui feraient de la musique quoi qu’il en coûte, intermittence ou pas, c’est pas plus mal. Et ce n’est pas forcément aussi dramatique qu’on le croit. Bien sûr, ça fait de la peine pour des petits lieux de concert qui vont devoir se réinventer, mais c’est stimulant, aussi. Et à ce propos, je n’ai pas supporté que le secteur se plaigne autant pendant le Covid, les intermittents ont tous eu une année blanche payée. Je n’ai pas senti le droit de me lamenter. Quant à ces festivals qui ont chouiné à mort, tout ça pour programmer l’année suivante les cinq mêmes grosses têtes d’affiche, je vais pas pleurer sur leur sort !
Quelles solutions as-tu trouvé ? Et plus largement, comment vivre de sa musique ? Les disques et les concerts ne sont plus les seules sources de revenu j’imagine ?
Jean Felzine : Les concerts ne font plus vivre que les gros artistes ou peut-être, dans l’indé, les stakhanovistes de la route (je le dis avec beaucoup de respect), prêts à avaler toutes les routes d’Europe (chanter en anglais est un plus !) pour à peine rentrer dans leurs frais et vendre leur merch. Sinon, il faut avoir de multiples groupes et projets. Malgré tout, c’est une vaste économie dans laquelle des gens peuvent trouver des niches dans lesquelles gagner leur croûte : la musique de film, le théâtre, la danse… Je conseillerais en tous cas d’être son propre producteur, son propre éditeur, bref d’être le plus autonome possible. Ça ne fera pas forcément de la meilleure musique, et c’est épuisant mais vous gagnerez davantage dessus à long terme. De mon côté je n’ai pas trouvé d’autre solution que d’accepter tous les boulots qu’on me proposait et d’essayer de sortir davantage de choses. J’ai quand même la chance de faire un peu de Sacem chaque année, mais faut pas croire que je pars en vacances avec, je fous tout dans du matériel de studio !
Je me souviens de nombreux exemples de groupes refusant l’utilisation de leur musique pour refourguer des baskets ou une assurance. Ça c’était le monde d’avant, non ? On voit aujourd’hui des gens dont le métier est de placer des chansons dans des séries, des films…
Jean Felzine : Oui bien sûr, d’autant qu’on vit dans un flux vidéo permanent, plus ou moins publicitaire, qui demande un volume gigantesque d’habillage musical. C’est assez logique que des gens en fassent leur métier. Quant à la synchro pub, c’est le graal ou le sésame pour pas mal de groupes : c’est beaucoup d’argent, et ça élargit énormément l’audience. Et comme on vend moins de disques, on rechigne de moins en moins à frayer avec ce monde-là. Pour te donner un exemple, il est arrivé qu’un instru de Mustang se retrouve en lice pour une pub Winamax (paris sportifs, poker… NDLR). Quelqu’un chez Sony (éditeur de ce titre de notre premier album) m’a appelé pour me demander si ça me posait un problème moral. J’ai réfléchi un peu car je sais que le jeu est un vice terrible qui peut bousiller des familles mais bon une somme à quatre ou cinq zéros, dans notre situation, comment refuser ? On peut faire deux ou trois albums avec ça… Finalement, on l’a pas eue !
Permets moi d’insister puisque tu es en verve : qu’est-ce qu’être un artiste aujourd’hui ? Devenir fonctionnaire du binaire et remplir les dossiers de subvention ? Retourner dans les caves et espérer y trouver sa niche ? Prendre un job la semaine et faire deux concerts le week-end (comme beaucoup d’anglo-saxons) ?
Jean Felzine : Faut bien comprendre qu’il y a plusieurs catégories de musiciens : ceux qui veulent être des superstars (ce n’est pas incompatible avec le talent) ; ceux qui veulent faire des coups, comme des truands et se faire un petit pactole (ce qui me dépasse un peu, il y a plus facile pour se faire de l’argent) et ceux qui veulent juste de l’argent pour avoir la liberté de faire un disque, de faire le suivant, etc… parce qu’ils ont un besoin vital d’expression artistique. Je connais plein de gens de talent qui ont un boulot à côté, c’est un petit peu mon cas aussi, je ne vois pas le problème. Sinon, je n’ai pas franchement de conseils de réussite à donner, mais avant de penser carrière, faites déjà une musique que vous pensez bonne, jouez-là au plus proche de chez vous pour commencer, au bar de la mairie, je sais pas. N’attendez aucun feu vert extérieur, pour enregistrer etc… Si vous souhaitez rester autonome, ça va vous coûter un temps et une énergie folle, vous allez vous taper plein d’administratif mais vous y gagnerez probablement sur le long terme. En revanche, si vous voulez en vivre très vite, il va falloir mettre votre casquette de commercial, de marketeux, comme pour n’importe quel autre produit : un petit savon artisanal fait dans le vieux Nice ou un gros gel douche Dove, c’est à vous de voir quel est le business model, à qui ça s’adresse, où, quand et comment… Ce n’est pas honteux d’ailleurs, mais moi j’en suis bien incapable !
On a compris aussi qu’il était vain de chercher un bouc émissaire. N’empêche, es-tu en mesure de pointer des responsables ?
Jean Felzine : Non, c’est comme ça. Je ne crois pas que les choses reviendront comme avant, en tous cas pas de la même façon. Moi je rêve plutôt que la musique vivante revienne en France de manière plus organique, je dirais même folklorique, et beaucoup moins « culturelle » (dans le sens dévoyé où on l’emploie dans ce pays). Loin de la « musique actuelle » qui porte si mal son nom, ces trucs mort-nés qu’on va voir comme à la messe… Mais ça, ça n’arrivera malheureusement qu’en cas de vrai cataclysme ! D’ailleurs, j’ai jamais compris pourquoi les petits lieux de concert ne faisaient pas plus de résidence, dans l’acceptation anglo-saxonne du terme : « Tu as un groupe ? Pas mal, tiens pendant un mois tu feras un, deux ou trois soirs par semaine. Payés certes moins qu’un one shot, mais tu construis ta fanbase, tu apprends à jouer ». Les gens peuvent bouffer, boire, faire leur vie pendant le ou les sets. « J’aime bien les jeudis, y a toujours Machin qui joue au Truc, ils ont une chanson pas mal… ». C’est plus proche de l’idée que je me fais de la musique populaire.
Quelles conclusions tirez-vous de l’année et demi qui vient de s’écouler ? Netflix a-t-il gagné la bataille ? Ne serait-ce pas un changement plus profond des habitudes ? Un repli dans un cocon plus douillet ? Un pessimisme fin de siècle au début du nôtre ?
Jean Felzine : Les gens ont pris des habitudes casanières, moi le premier ! Tout est fait pour qu’on ait accès à un nombre incroyable de trucs depuis chez soi. Mais ils aiment toujours se frotter et transpirer, il suffit de les voir dans les bars, le soir, ils ne regardent pas tellement leur téléphone… Après, si les gens n’ont plus envie de voir deux ou trois concerts par semaine, comment le leur reprocher ? La boulimie culturelle, c’est de la consommation aussi : on peut vivre des mois avec un seul beau livre. Après s’ils bâfrent des séries à la con en économisant pour se faire un Beyoncé à Bercy par an, ou un de ces gros festivals répugnants, ça fait un peu chier, mais que veux-tu y faire ?