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LE JOUR OÙ LA TERRE S'ARRÊTA [3]

Le Jour Où La Terre S’arrêta [3]

Entretien avec Laurent HONEL [Fatals Picards]

Par Raphaël LOUVIAU

Comment faire face au vide quand rien ne nous y a préparé? Depuis 1945, les générations se succèdent (baby-boomers, X, Y, Z…) sans qu’aucun grain de sable ne vienne remettre en cause le droit à la fête pour tous. Jusqu’à ce funeste vendredi 13 mars 2020, quand le ciel nous est tombé sur la tête.

Après une mise en quarantaine forcée de 18 mois, nous avons posé quelques questions à LAURENT HONEL, fine gâchette chez les Fatals Picards et Lillois d’adoption depuis 2008. Avec son verbe truculent, à mi-chemin entre un chroniqueur de France Inter (de gauche donc) et un pigiste à L’Almanach Vermot, on anticipait une analyse objective et de belles saillies. On n’a pas été déçus.

Comment avez-vous vécu ce vendredi 13 mars 2020 ?

Ça a été comme une espèce de vaudeville de mauvaise qualité. Mais un vaudeville mâtiné de Tolkien, où tu sens que quelque chose croît à l’est, et que ce quelque chose sent pas très très bon. Et puis, après, je sais pas trop… comme un mélange de sidération et d’intérêt pour cette séquence inédite qui n’était pas dénuée de moments rares et beaux. En ce qui nous concerne, le plus compliqué a sans doute été d’accepter l’idée – tardive – que l’on ne reverrait pas la scène et les amitiés qui vont avec avant un certain bail. Un certain bail qui aura duré pas loin d’une année et demi.

La suite c’est une succession de néants entrecoupés de folles espérances, les montagnes russes tant émotionnelles que techniques: on en sort indemne quand on tourne en rond chez soi ?

La question de l’équilibre et de sa conservation se pose forcément. Tu peux difficilement faire abstraction de cette redéfinition forcée de ce qui fait ton quotidien depuis vingt ans, de cette assignation à résidence géographique, affective, professionnelle. Et puis, comme tu le dis, nous sortons de longs mois d’espoirs souvent déçus qui font qu’on fabrique du stress et du cheveu blanc un peu plus que de coutume. Heureusement, en ce qui nous concerne, il y a eu la famille qui occupe, l’écriture et la musique, et je voudrais en profiter pour rendre un hommage sincère à mon caviste: un homme doué de peu d’empathie mais d’une collection de bouteilles qui ne souffre pas la critique. Donc, au final, je crois que nous sortons de cette « crise » pas trop cabossés, et sans addictions majeurs aux anxiolytiques.

Comment survit-on pendant plus de 18 mois lorsque lon est musicien ?

En ce qui concerne l’aspect financier, il faut rendre à César ce qui est à Jupiter, nous avons été correctement accompagnés. Par contre, pour ce qui est du reste… nous avons une ministre de la culture aux abonnés absents et un gouvernement qui a fait de nos métiers de touchantes variables d’ajustement. Bref. Du coup, les musiciens et les auteurs que nous sommes ont continué à faire de la musique et à écrire. À lire, à écouter, à voir. À penser la suite aussi un peu : l’album, la nouvelle tournée, le scrapbooking…

Tu en as parlé à Roselyne ? Tu as eu une réponse ? (Laurent a envoyé une lettre ouverte à sa ministre de tutelle au milieu du premier confinement)

Non, je n’ai pas osé. Je la sentais trop occupée à ne rien faire – oui, je sais, c’est de la méchanceté gratuite, mais c’est tellement rare de nos jours la gratuité. Je lui ai surtout parlé de mon désir sincère de mieux lui faire connaître notre métier, nos métiers. Je voulais – naïvement sans doute – l’amener à rencontrer des artistes qu’elle ne croise certainement jamais, des artistes qui contribuent activement à l’existence d’une vie culturelle hexagonale mais qui passent trop souvent sous les radars de la bien-séance culturelle.

A qui en vouliez-vous ?

À personne en particulier. Le ressentiment, je suis pas vraiment pour. Et puis, pour en vouloir à quelqu’un, il faut l’aimer un peu tout de même… Mais c’est quand même le genre de situation qui renforce mon idée qu’une société aussi pyramidale dans son fonctionnement et dans sa capacité à imposer des règles trop souvent prises à la va-comme-je-te-pousse, c’est quelque chose qui va vraiment à l’encontre de mon logiciel politique. Qui est un logiciel de gauchiste. C’est important de le préciser. J’ai eu ma période Fillon, mais c’étaient des amours textiles.

Les concerts repartent, les gens reviennent. Tout va bien se passer maintenant ?

C’est difficile à dire. La rentrée devrait nous permettre d’en savoir plus. Nous allons passer en mode « concerts dans des lieux clos », avec une jauge de pour l’instant 75%, ce qui ne permet pas d’envisager sereinement l’avenir sur le plan financier. Mais on a retrouvé la scène, et les gens qui vont avec. C’est une convivialité qui se remet en branle et à laquelle nous sommes extrêmement attachés.

Les spectateurs vont-ils revenir en masse du jour au lendemain ?

Je l’espère. En ce qui concerne Les Fatals Picards, nous sommes plutôt chanceux : nous avons un public fidèle qui a tendance à remplir les salles. Mais je me demande si cette crise n’a pas refroidi certaines habitudes tout en en réchauffant d’autres. Je serais triste de savoir que les gens pogotent désormais devant Netflix.

Les artistes et les tourneurs (qui, pour certains, ont beaucoup perdu) sont-ils prêts à faire des efforts au niveau des cachets pour maintenir toute la filière la tête hors de l’eau ?

De notre côté, il faut être honnête, même si l’impression demeure d’avoir été considéré comme quantité négligeable par celles et ceux qui nous gouvernent, nous avons bénéficié de dispositifs d’aide efficaces qui nous ont permis d’envisager avec une relative sérénité les mois d’inactivité. Quant aux efforts, si la reprise passe par une baisse de nos cachets, c’est tout à fait envisageable, mais je ne sais pas vraiment dans quelle mesure cela aura un véritable impact sur la santé de la filière. Ce qui serait intéressant de suivre dans les mois à venir, c’est comment les programmateurs de salles et de festivals vont penser métier : en assurant leurs arrières en ne programmant que des artistes « rentables » – nous en faisons un peu partie, ou en continuant – pour certains – à faire ce travail de « découvreurs » qui devrait faire partie de leur ADN ?

Quel est ton état d’esprit aujourdhui ?

Je suis content de pouvoir de nouveau râler pour cause d’emploi du temps surchargé. Et content de savoir que nous avons des projets. La possibilité de nous projeter.

Perspectives et angoisses ?

Les perspectives, c’est ce que je disais plus haut : un dixième album qui sortira en février*, un album live aussi, et puis la route et les rencontres. Pour ce qui est des angoisses, je dirais que j’appréhende davantage, non pas le Covid en tant que tel, mais l’arrivée d’autres saloperies de ce genre qui nous obligeraient à plier une nouvelle fois les gaules. Si ça recommence, je m’installerai peut-être définitivement dans un bled paumé avec ma famille, mes guitares et mes bouquins. J’embarquerai peut-être aussi mon caviste.

* Il s’appellera « Le Syndrome de Göteborg » et cela n’a rien à voir avec le confinement – même si le titre ne résonne pas innocemment – mais avec la chanson qui parle d’un type qui dit tout haut ce qu’il pense tout bas et qui finit par assister avec sa femme à Göteborg à une représentation de Brecht en langue des signes et en Suédois. Je me suis attelé à l’écriture de l’album en juin 2020, d’abord tout seul, puis après avec Paul quand j’ai pu aller à Rennes passer du temps avec lui. Contrairement à d’habitude, il a fallu composer avec l’absence, l’éloignement, et les règles sanitaires.