

Lorsque l’on retient un disque vieux de 33 ans, même divinement réédité, ça ne peut signifier que deux choses : que l’on est devenu un vieux con nostalgique ou que l’année a été tellement excitante qu’une surdose de Viagra s’avère indispensable pour redresser la barre. La combinaison des deux est possible. Et puis le disque de l’année est logiquement celui que l’on a plus écouté. On peut bien sûr en sélectionner un pour briller dans les salons, ces disques de posture plus que de cœur, filer un – modeste mais sincère – coup de projecteur sur le disque d’un ami (j’ai proposé, il a décliné mais nous en reparlerons en temps voulu) ou opter pour l’honnêteté. C’est finalement surtout à cela que servent les rééditions : raviver la mémoire plus que fédérer de nouveaux fanatiques puisque l’offre est devenue démesurée et le temps d’écoute disponible limité.
Ainsi les REPLACEMENTS remportent le trophée pour la deuxième année consécutive. En 2019, Rhino Records a retrouvé le Saint Graal : Dead Man’s Pop, coffret pléthorique mais pas roboratif, qui contient une version dépouillée du Don’t Tell A Soul (1989), enfin débarrassée des pires outrages que des producteurs mal intentionnés (mais engagés pour ces qualités) avaient fait subir aux chansons qui composaient un disque que les payeurs auraient bien aimé voir détrôner le War de U2 dans l’inconscient collectif des ados américains des années 80. A raison d’ailleurs, il y a bien sur ce disque quelques verrues dignes des irlandais lyriques mais on y pleure souvent de joie. Littéralement («Achin’ to Be», «We’ll Inherit The Earth», «They’re Blind»). Inutile de dire que le disque, malgré l’insurpassable «I’ll Be You», ne dépassera pas le succès d’estime et restera le secret le plus jalousement gardé des étudiants américains. La pilule fut amère et Westerberg commença à contempler une carrière solo qu’il imaginait plus ambitieuse et lucrative.
Deux ans plus tôt, les REPLACEMENTS se remettent déjà difficilement de l’échec de leur premier album sur la major Sire. Tim (1985) a élargie leur audience mais pas leurs comptes en banque et le groupe se retrouve même contraint de virer Bob Stinson, son guitariste historique. Le gars ne vient plus aux sessions d’enregistrement, c’est gênant. Et Sire veut un tube. Quelqu’un se souvint de quelques démos enregistrées à Minneapolis avec leur héros, Alex Chilton (Box Top, Big Star). Leur première rencontre est tendrement documentée dans la chanson qui porte son nom (« Feeling like a hundred bucks, exchanging good lucks face to face. Checkin’ his stash by the trash at St. Mark’s place. »). En novembre 86, le groupe débarque donc à Memphis aux studios Ardent, la seconde maison d’Alex. Avec une bonne quinzaine de démos (elles constituent le deuxième cd de ce coffret) le groupe s’emploie à courtiser le sorcier du lieu (Jim Dickinson). Le vétéran accepte, il a l’expérience des inadaptés et s’avèrera la personnalité adéquate pour canaliser le comportement anarchique du groupe.
Le résultat est plus effréné que tout ce qu’ils ont enregistré depuis l’époque Twin/Tone. Les Mats ingurgitent des gallons d’alcools divers, gobent tout ce qu’ils trouvent et donnent rapidement le meilleur d’eux-mêmes. On notera à nouveau le rôle prépondérant de Dickinson qui ayant remarqué la dyslexie et la désinvolture naturelle de Westerberg, garde tout, parties de guitares, couplets, paroles gribouillées et réorganise tout grâce à son nouveau jouet, le « Fairlight Sampler » récemment installé dans le studio B. L’enregistrement s’organise en trois sessions distinctes mais les Mats gardent le meilleur pour les deux dernières : «I Don’t Know», «IOU», «Skyway», accouche d’un tube («The Ledge» qui entérine la renaissance de Westerberg : « l’m the boy they can’t ignore/For the first time in my life I’m sure »), un autre («Nervermind») puis un troisième : «Can’t Hardly Wait». La chanson trainait dans les cartons depuis des années. Dickinson invite Chilton à jouer le solo et ajoute des cuivres et des cordes à faire pleurer un fan de Slayer. Dickinson renvoit les Replacements à Minneapolis et passe trois semaines à mixer les bandes. Le résultat satisfait tout le monde. Sauf Westerberg bien entendu: « Jim (Dickinson) voulait en donner à la maison de disque pour son argent. Franchement, nous, on s’en foutait ». A sa sortie, le disque fut bien accueilli mais ne risquait pas de concurrencer le Joshua Tree de U2, sorti pratiquement le même mois. Les concerts erratiques n’aidèrent pas.
Le coffret tente de renouveler le hold up de l’an dernier en offrant un pressage vinyle des « rough mixes » et trois cd présentant la genèse des 11 titres du disque original. Des démos de qualité, des raretés amusantes («Beer For Breakfast», «Till We’re Nude», «All He Wants To Do Is Fish») et quelques titres restés fort justement inédits (à l’exception de la délicate «Birthday Gal» qui annonce la carrière solo de Westerberg). On n’atteindra pas le niveau de sidération provoqué par les écoutes répétées du Dead Man’s Pop précédemment cité, mais il y a ici assez de beauté, de joyeux bordel et de mélodies enchanteresses pour tenir en attendant un traitement similaire pour Tim.
Les REPLACEMENTS seraient un anachronisme en 2020 : trop de tout, tout le temps, aucun plan de carrière si ce n’est celui de ruiner chaque opportunité d’élévation sur l’échelle du succès. Une épiphanie pour les nouveaux convertis, un anti-manuel à destination des apprentis « rockers » !