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photo © Jef Leo

IBRAHIM MAALOUF

Par Scolti

Salut IBRAHIM MAALOUF, bienvenu chez ILLICO! Avant de parler de toi, j’aimerais que tu nous présentes ton instrument et le lien qui vous unit.

Boris Vian, par exemple, parlait affectueusement de sa « trompinette ». C’est d’ailleurs une trompette particulière que tu possèdes je crois…
J’ai commencé à en jouer à sept ans. C’est mon père qui m’a donné des cours. J’ai ensuite eu une longue relation avec ma trompette, jusqu’à environ vingt-deux ans, où je l’ai quittée. On s’est séparé d’un commun accord, et quelques mois plus tard on a eu envie de recoller les morceaux, sur une meilleure base, où j’avais la possibilité de m’exprimer, parce que jusque là je ne m’exprimais pas beaucoup, j’avais tendance à faire tout ce qu’elle voulait, tout ce qu’elle me demandait de faire. Et à partir de là il y a eu une nouvelle relation entre nous, beaucoup plus saine, et depuis je dois avouer qu’on s’entend super bien. D’autant qu’elle a une particularité, elle n’est vraiment pas comme les autres, elle a vraiment quelque chose qui me plait beaucoup : un piston supplémentaire qui permet de jouer les quarts de tons et donc elle parle la même langue que moi. Elle aime l’orient, mais aussi le jazz, la musique classique, la pop, le rap, toutes ces cultures là. Ce qui fait qu’on s’entend vraiment très très bien maintenant.

C’est ton père qui l’a créée ?
C’est mon père qui a créé cette trompette oui.

Et donc vous vous êtes réconciliés elle et toi…
Et on s’est réconcilié. On a failli se re-quitter à un autre moment, y a eu une période de crise, en 2017, où j’ai vraiment pris la décision que j’allais arrêter, non pas seulement de jouer de la trompette, mais aussi de me « mettre en avant », parce que…dans mon métier il y a des supers avantages à être sur scène, à se faire applaudir, à faire des interviews comme avec toi, à ce que les gens commencent à nous connaître etc, mais y a aussi beaucoup beaucoup de désavantages, et une très mauvaise expérience que j’ai vécue entre 2017 et 2020 m’a fait beaucoup réfléchir et envisager de me séparer à nouveau de cette trompette, et surtout de me séparer de toute sorte de forme de vie publique.

C’est pas la même chose…
C’est pas la même chose mais pour moi c’était lié.

Tu pourrais te séparer d’elle ?
Si ça assainit l’environnement, l’écosystème de ma vie, oui. Mais en fait après je me suis rendu compte que c’était pas du tout à cause d’elle, que c’était autre chose, que c’était d’autres éléments, qui sont des parasites de la vie, qui viennent et qui chamboulent tout, la désinformation, la méconnaissance de certaines choses etc, qui fait que d’un seul coup j’ai cru que c’était un peu à cause d’elle…et au final elle n’y était pour rien, donc je me suis excusé et on continue maintenant (sourire).

Je vois oui…cette trompette, tu penses qu’elle peut être l’instrument d’un engagement ?
Ça dépend de quel engagement on parle…

Alors je vais te le dire autrement : est-ce que tu te définis comme quelqu’un d’engagé ?
Oui, pleinement. Je ne me considère pas comme un musicien ou un artiste « militant », parce que ce mot, même si ce n’est pas le cas au départ, est devenu un mot politique. Si je dis que je suis militant, la première chose qu’on me demandera sera : pour quoi, pour quelle cause, pour quel parti politique etc. Or ce n’est pas mon cas. Je n’adhère à aucun mouvement politique, ni à aucune conception dogmatique de ce que peut être une idée qu’on défend. Mais je suis très engagé par contre.

T’as une vision et une implication citoyennes ?
Absolument.

Comment la trompette peut se faire l’instrument de cet engagement, un peu comme a pu l’être la guitare d’Hendrix à Woodstock, qui était à cet instant l’expression même de son engagement. Est-ce que c’est possible, d’une part, avec la trompette, et est-ce que ça pourrait faire partie de tes envies ?
L’instrument dont je joue, même physiquement, telle qu’elle est, celle que mon père a inventé, est en elle-même un discours. Puisque c’est la première fois qu’un instrument, supposément jazz ou classique, réussit le pari de créer un pont avec le monde arabe, et donc en créant ce pont, avec ce piston en plus qui permet de jouer les quarts de tons, il englobe toutes formes culturelles possible, Orient et Occident. D’autres instruments étaient capables de le faire, un violon par exemple, un synthétiseur, des instruments qui sont assez hybrides, mais la trompette ne l’était pas du tout au départ, elle n’avait pas ce côté-là, et grâce à cette invention de mon père, physiquement mon instrument porte un discours, qui est celui de la tolérance, celui de l’acceptation de la multiculturalité, celui de la compréhension de ce que veut dire cette multiculturalité. Être multiculturel, contrairement à ce que beaucoup de gens aujourd’hui peuvent croire ou penser, ou se laisser berner par ça, c’est que ce n’est pas l’idée d’effacer les cultures, ça c’est une vision extrêmement colonialiste de ce que peut être la multiculturalité. C’est peut-être aussi l’histoire de notre pays qui nous pousse à croire ça. Supposément qu’à l’époque où il a fallu créer une république, on a effacé les cultures occitanes, bretonnes, normandes etc. Non, en fait. On aurait tout à fait intérêt, à mon sens, à valoriser toutes ces spécificités pour raconter que la France, c’est justement la richesse de toutes ces cultures, et qu’en plus on a une langue commune, le français, le français littéraire etc. Dans la musique, et dans l’art en général, j’ai ce même engagement, d’essayer, parce que j’y crois fort, de faire en sorte que les gens réalisent, à travers les émotions, sans forcément toujours mettre des mots dessus, qu’au final on peut écouter une musique supposément jazz, mais qui inclut des éléments baroques, avec des inflexions orientales, et derrière, un rythme un peu hip-hop, avec des guitares plutôt pop, rock etc… je pourrais développer ça pendant des heures… et que tout ça appartienne à une seule et même culture : la notre, la culture d’aujourd’hui. Voilà, pour moi, ça, c’est un engagement.

L’improvisation, c’est « tu apprends à te tromper ».

T’as sorti ton dix-septième album, dans lequel il y a deux « feats » avec Charlie Chaplin. C’est le clown, ou l’homme engagé, justement, qui t’a intéressé ?
Dans l’album Capacity To Love, il y a l’idée, encore une fois très engagée, qu’on nous a souvent trompé, en nous faisant croire que la tolérance allait résoudre tous les problèmes. Or, la tolérance est un mot un peu dangereux, mais on ne s’en rend pas compte. « Tolérer » quelqu’un, pour moi, c’est l’accepter à côté de moi, mais sans vraiment le connaître. C’est sans vraiment vivre avec lui, c’est sans vraiment l’aimer.

Le mot peut trainer une dimension négative ?
On peut trahir ce mot en tout cas. « Ben dans ce cas là, je vais te « tolérer » ». Je sais que je vais me faire taper dessus en disant ça, mais le double sens du mot tolérance est dangereux de la même manière qu’aujourd’hui des gens jouent avec le mot « laïcité ». Je ne devrais même pas avoir à parler de ça (sourire), je ne suis même pas engagé sur ces aspects politiques, mais ça me paraît tellement évident, tellement simple, que des fois j’ai peur quand j’entends la manière dont on prend ces mots et on en fait n’importe quoi. On le jette. La laïcité, ce n’est pas « on se cache tous et on ne montre rien, de manière à ce que tout le monde soit à égalité ». L’égalité ne consiste pas à ce qu’on soit tous « pareils ». L’égalité c’est d’accepter qu’on soit tous différents, mais qu’on ait tous conscience qu’il faut se donner à tous les mêmes chances. C’est ça la laïcité. On ne nait pas tous avec les mêmes conditions. Quand dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen il est écrit que les « gens naissent égaux en droits », bah non en fait ! On sait tous très bien qu’on ne naît pas tous égaux en droits ! Le fils d’Elon Musk, ou le fils du paysan éthiopien ne naissent pas avec les mêmes droits. Et en France c’est exactement la même chose, les enfants de Sarko ou de Hollande – je prends des exemples d’hommes politiques parce que souvent on considère que c’est le pouvoir, mais aussi de Bernard Arnaud – ne naissent pas avec les mêmes droits que le fils du gars qui fait la manche en bas de chez moi.

En théorie, si ?
Nan, même pas en théorie. Le but n’est pas de se dire que nous sommes tous égaux, c’est pas ça ! Le but c’est de se dire que nous devons nous battre pour créer cette égalité-là. Donc quand la déclaration des droits de l’homme et du citoyen nous dit qu’on naît libres et égaux en droits, c’est la théorie qu’on devrait appliquer, c’est la loi pour qu’on l’applique, c’est pas un truc qui est né comme ça, on n’est pas né libres en droits. C’est la même chose pour moi avec le mot laïcité. C’est pas « l’obligation pour tous de vivre exactement de la même manière notre religion », et qu’on la cache complètement. Non. La laïcité c’est : on a tous des religions, des croyances, certains sont athées, d’autres agnostiques, musulmans, juifs, chrétiens, évangélistes ou autre, et on le DROIT de l’être ! On a le droit de l’être. Et on accepte que l’autre le soit. Donc on l’aime avec sa différence, on ne le « tolère » pas, on l’accepte. Et on l’aime. La capacité de nous aimer, c’est notre capacité à accepter la différence de l’autre. Et la différence n’est pas une menace. Et c’est en ça que je considère que je suis engagé.

Elle a beaucoup de choses à dire la trompette.
Tu vois ! Heureusement que c’est pas moi qui parle et que je la laisse s’exprimer, sinon on est mal barré ! (rires)

Qu’est-ce qu’il te reste à faire et qu’est-ce qu’il te reste à vivre en tant que trompettiste ?
Je me suis jamais trop projeté dans le futur. Quand j’ai la chance de faire des collaborations qui me plaisent et qui sont intéressantes, je ne les ai jamais vraiment calculées avant, et c’est souvent la vie qui m’amène à faire des rencontres géniales, donc je ne regarde jamais ni dans le passé ni dans le futur, j’essaye de vivre pleinement le moment que j’ai à vivre, et souvent, j’ai remarqué, quand on vit pleinement quelque chose et qu’on s’exprime avec toutes nos tripes et qu’on est hyper sincère, ça règle tous les problèmes qu’on a, la plupart du temps, parce qu’on s’évite trop de somatisation et trop de problèmes qui n’existent pas, mais il y a en plus une forme de sincérité qui donne confiance à toutes les personnes qui sont présentes, qui t’ouvrent des portes et te permettent d’aller dans des directions que tu n’aurais pas osé imaginer. Je vis ces moments-là avec toute la sincérité du monde et j’essaye de faire en sorte que le bonheur que j’ai aujourd’hui perdure.

Y a pas de projections, ou de rêves attendus ?
Non, j’ai même tendance à souvent faire le contraire. C’est à dire à minimiser l’importance de certaines choses, pour ne pas me mettre la pression.

Et éviter les frustrations ?
Exactement. J’essaye d’imaginer ce qu’il y a de mieux pour l’avenir, en me préparant au pire aussi, en me disant que c’est possible que ça n’arrive pas ou que ça ne fasse pas. « C’est pas grave, on verra bien ! ». Ce qui fait que tous les trucs en plus qui arrivent dans ma vie sont des bonus, et je les vis de tout mon cœur.

Dans le panel des choses que tu aimes, il y a le hip-hop. T’as déjà collaboré avec de nombreux artistes. Un album entier, collaboratif, avec différents rappeurs, pourrait faire partie de tes projets ? Avec quel(s) artiste(s) t’aimerais bosser ?
J’ai essayé de la faire avec Capacity To Love.

Il l’est pas entièrement, ça tend vers, ça tire, mais…
Mais c’est parce que le hip-hop est beaucoup plus large que ce qu’on imagine. J’ai l’impression que cet album-là est beaucoup plus un album de hip-hop complet que beaucoup d’albums qui se prétendent être du hip-hop et où tu retrouves, le même genre de rythme, le même genre de sampling, le même genre d’artistes, le même genre de rap, le même genre de paroles… sous prétexte que ce soit plus cohérent. Du coup ça se ressemble tellement ! Alors que le rap est beaucoup plus large que ça ! Le rap est l’une des musiques les plus inclusives qui existe au monde, et c’est d’ailleurs pour ça que je suis fasciné par la culture hip-hop, qui aspire absolument tout…

Qui absorbe…
Elle absorbe tout oui.

Et ça te ressemble beaucoup, ça ?
Mais complètement. Alors moi je ne suis pas rappeur, je ne suis même pas un producteur de rap, mais je m’intéresse à cette culture depuis très très longtemps. J’avais fait un album avec Oxmo Puccino, qui n’était pas un album à proprement parler de rap, qui s’appelle Au pays d’Alice, où on a repris Alice au pays des merveilles à notre façon, j’ai mis du classique, plein de sons un peu funk et un peu soul, et lui a rappé.

C’est comme ça que je t’ai découvert.
Ah bah voilà ! Bon, après y a eu pas mal d’autres collaborations avec le milieu du rap, mais on se rend compte qu’il y a toujours un danger à vouloir mettre une culture dans une boite et la définir. Ça me fait toujours peur de définir. Je fais toujours ce parallèle un peu bizarre entre une musique et quelqu’un. C’est à dire que si tu prends une personne, et que tu dis : (en montrant @Jef_Leo) toi, tu es un photographe avec un pull noir, tu tiens toujours un appareil photo devant ton visage et tu prends des photos en appuyant avec la main droite et t’as des baskets noires et un jean noir. Si tu définis la personne en fonction de ce à quoi elle ressemble, ce que tu penses connaître d’elle etc, ça n’a aucune pertinence, de la même manière que lorsque tu essayes de définir une culture ou un art spécifique ou une musique, tu vas les définir en fonction des contours que toi tu connais ! Mais, ça peut être beaucoup plus large que ça, mais tu l’ignores c’est tout ! Donc, cette personne que je viens d’essayer de définir ici…j’ai peut-être dit « français », mais si ça se trouve il ne l’est pas, il a des origines par exemple, j’ai dit qu’il s’habillait en noir mais si ça se trouve c’est exceptionnel, il le fait maintenant alors que d’habitude il s’habille avec plein de couleurs, là il est photographe mais si ça se trouve il fait un autre métier à côté etc… Quand tu ignores tout de quelqu’un et que tu essayes de le définir, tu vas forcément te tromper. Quand tu ignores absolument tout d’une culture et que t’essayes de la définir en fonction de ce que tu crois savoir…et souvent même de très grands spécialistes peuvent se planter, en prétendant tout savoir… on finit par prouver, en essayant de définir les choses que finalement on se trompe énormément, et on ne connait que si peu les choses…

L’un des points communs que tu peux avoir avec la culture hip-hop, c’est l’impro, qu’on retrouve aussi bien dans le rap que dans la danse, ou le graff, ou le deejaying. À quel point l’impro est présente chez toi, et quelle est son importance ? De toute façon, je sens aussi dans ton discours, même si on sent qu’il est structuré, ce débit, cet enchaînement de pensées..
Ouais (rires)

…qui fait penser à… j’ai l’impression de te voir jouer de la trompette.
C’est vrai, y a un peu de ça. T’as raison.

C’est un enchainement d’idées aussi, quand tu pars en impro avec ta trompette ? Et c’est capital et important de le faire, pour toi ?
Ma fille a treize ans. Et j’essaye de l’encourager à développer ses idées, et ne pas se restreindre quand elle est en public, d’oser dire ce qu’elle a dans la tête. Et je lui dis « mais vas-y, cherche, improvise, trouve des idées ! ». Et souvent, quand t’es jeune, t’es bridé parce qu’on te dit « attention de ne pas te tromper, il ne faut pas que ta langue fourche, ne te trompe pas dans les conjugaisons, il faut savoir bien calculer, ne te trompe pas sur les dates, ne fais pas d’erreur ». L’école te formate pour surtout ne jamais te tromper. Et en fait, l’improvisation, c’est le contraire. L’improvisation, c’est « tu apprends à te tromper ».

« Gilles-William Goldnadel, qui est quand même un extrémiste de droite avéré avait écrit qu’en gros je souhaitais remplacer les blancs par des noirs et des arabes, ce qui est l’une des plus grosses absurdités qui puisse être écrite à mon sujet… »

photo © Jef Leo

Mais il y a aussi le fait d’être désinhibé…
Ouais, désinhibé c’est une chose, c’est vrai que c’est important , mais y a autre chose : la sincérité du discours que tu as. Moi je pars du principe que quoi que je dise, même si je me plante, je sais que je vais dire la vérité. C’est le principe de Lacan. En psychologie, il y a l’idée que même quand tu fais un lapsus, et ce sont les lacanistes qui pensent ça, tu sais que ce lapsus est la vérité, alors il faut creuser. Pourquoi t’as dit ça en fait ? Pourquoi t’as utilisé ce mot que tu avais dans la tête, mais que tu as sorti ? Et il est vrai ce mot là, il n’est pas faux.

Y a pas d’erreur dans l’impro, tout est à prendre ?
Ça va même plus loin que ça, il y a un jouissance à oser dire tout ce qu’on pense, sans avoir peur de se faire taper dessus ou critiquer, et d’assumer ses idées, avec toute la sincérité qu’on a, parce qu’on sait que quand on est sincère on est forcément bon. Tu deviens salaud, tu deviens un gros connard ou un enfoiré à partir du moment où tu calcules de manière à entourlouper les autres. Mais si toi tu sais que tu ne vas pas le faire, si tu sais que ton objectif est que les choses se passent bien, je n’ai pas d’autre intérêt à… par exemple avec toi là, on est en train de parler… j’ai aucun intérêt aujourd’hui à faire en sorte que toi et moi on se dispute, j’ai un seul intérêt : que tu comprennes ce que j’ai à dire, puisque tu as décidé de venir m’interroger avant mon concert, et toi éventuellement tu as intérêt à ce que je me livre, donc tu vas être très sincère dans ta démarche, tu ne vas pas essayer de m’entourlouper, et moi je vais essayer d’être sincère avec toi. À partir du moment où tu es sincère, les idées viennent toutes seules. C’est pour ça que l’improvisation est essentielle, et assainirait considérablement nos rapports humains, et c’est pour ça que je passe par le biais de l’improvisation musicale, parce que quand tu arrives à le faire en musique, c’est plus facile après de le faire dans la vie, quand t’as des blocages, et c’était peut-être mon cas quand j’étais plus jeune. La sincérité que tu vas avoir quand tu joues, et l’acceptation de toutes les erreurs que tu vas faire, c’est une thérapie énorme, qui te permet dans la vie d’oser parler comme je suis en train de le faire… si ça se trouve ça va aller sur internet, ça peut être pris, repris, et cette sincérité-là, je ne peux pas me tromper dedans, elle est créative, comme les rappeurs. Et le bon freestyleur n’essaye pas de se faire passer pour quelqu’un d’autre. Les freestyleurs qui répètent 14 000 fois les mêmes mots, les meufs, les voitures, la drogue, je ne les crois pas une seule seconde parce que je sais que leur vie n’est pas comme ça. Le vrai freestyleur c’est celui qui va oser se tromper devant un micro, va en rigoler et c’est pas grave, il va réessayer encore, et il va développer et développer…

C’est aussi à ça qu’on reconnaît les grands musiciens ?
En tout cas, qu’on reconnaît les musiciens sincères. Je ne prétends pas être un grand musicien, mais il y a une chose qu’on ne peut pas me retirer, c’est la sincérité. Dans ma démarche j’ai toujours été très sincère, dans tout ce que j’ai fait. Les fois où j’ai essayé de calculer, dans ma vie, je me suis planté, donc je ne le fais plus.

T’es franco-libanais, c’est un secret pour personne… T’as été menacé de mort après avoir pointé du doigt les inégalités, ou certains comportements racistes, dans l’industrie musicale. C’était en lien avec ton parcours personnel, ou la conclusion d’observations ou de dires ? Comment ça se traduisait, ou se traduit encore ?

Tu parles du manque de diversité, ou des menaces spécifiquement ?

Je parle du manque de diversité, afin de savoir si c’est un constat personnel et si tu as été victime de ça, si tu as pu le ressentir, ou alors si c’est le constat de ce qu’en disent les autres, parce que c’est la première fois que j’en entends parler dans la bouche d’un artiste.
Je n’ai pas pointé du doigt le manque de diversité dans l’industrie musicale, ce serait complètement faux de dire ça, puisqu’au contraire, dans l’industrie musicale il y a une énorme représentation de la diversité. J’avais tweeté une chose un jour : j’avais assisté en tant que téléspectateur au traditionnel concert du nouvel an de l’orchestre de Vienne, et j’ai simplement tweeté que j’avais trouvé le concert génial mais qu’il manquait un peu de diversité dans cet orchestre. Et c’est une chose dont on ne peut même pas débattre, parce qu’il est connu que l’orchestre de Vienne manque de diversité.

Ok, je n’avais pas compris que ça concernait un événement en particulier, je pensais que c’était plus général.
Dans l’orchestre de Vienne, il y a un vrai problème séculaire de représentation de la parité, et un vrai problème également, peut-être séculaire également, d’un manque de représentation de l’immigration. Je ne critiquais personne en particulier, je mettais le doigt sur le manque de diversité. Je disais juste que c’était un constat d’échec en gros. Et de là est née en effet une énorme polémique, mise en œuvre et orchestrée par l’extrême droite en France, qui a manipulé cette information et m’a fait passer pour ce qu’ils appellent les « racialistes », il y a même eu tout un titre dans Le Figaro, et Gilles-William Goldnadel, qui est quand même un extrémiste de droite avéré avait écrit qu’en gros je souhaitais remplacer les blancs par des noirs et des arabes, ce qui est l’une des plus grosses absurdités qui puisse être écrite à mon sujet, et sur ce sujet-là. Je n’ai jamais dit ça, il l’a inventé de toutes pièces et a créé de la désinformation. Et ça a été ça pendant plusieurs semaines, où de nombreuses personnes issues de l’extrême droite ont instrumentalisé, transformé et complètement décontextualisé mon tweet, qui se voulait être simplement un constat d’échec, sans pointer personne du doigt, ça pouvait être tout le monde : le manque d’intérêt de la part des populations en question, le manque d’objectivité de la part des personnes qui font passer les concours, le manque de volonté également. L’orchestre de Vienne lui-même reconnaît, dans des interviews des années 70, ne pas souhaiter qu’il y ait de femmes par exemple, des choses comme ça. Donc en fait, il y a un problème énorme qui ne veut pas dire son nom dans le domaine de la musique classique spécifiquement, qui est un problème assez important de représentativité des populations issues de l’immigration, en France et en Europe en général d’ailleurs. Voilà, c’était ce sujet-là qui m’a valu en effet plusieurs menaces de mort, dont une répétée qui aurait pu faire l’objet d’une plainte très sérieuse, mais j’ai souhaité ne pas le faire pour ne pas monter l’histoire en épingle et continuer cette polémique inutile. Mais ça a été le cas en effet, et il y a des témoins évidemment de tout ça. Et au-delà de ça, oui, j’ai vécu cette forme de ségrégation culturelle lorsque j’ai voulu développer mon travail dans le domaine de la musique classique, et s’il n’y avait pas eu quelqu’un comme Maurice André, qui avait une humanité assez incroyable, et une vision sociale et humaine, et qui était là à l’époque où j’ai voulu passer le concours, j’aurais certainement subi encore plus, parce qu’il a, en me mettant en avant lors de son concours, dit à tout le monde, entre les lignes : voilà un musicien classique qui peut potentiellement devenir un soliste français et représenter l’école française. Sauf que ça n’a pas suivi, et c’est la raison pour laquelle je me suis détourné du monde de la musique classique de manière plus étendue, parce que je voulais vraiment en faire mon métier au départ. J’ai continué à en jouer, mais j’ai développé mon travail dans d’autres domaines.

photo © Jef Leo

Merci de l’avoir fait, et de l’avoir dit, parce que c’est ce qui fait avancer les choses, même si ça reste beaucoup trop lent. Pour en revenir à tes origines, la France, et le monde, a pu s’émouvoir de l’explosion à Beyrouth en 2020, il y a eu un coup de projecteur sur le Liban à ce moment-là, et désormais on n’en entend plus parler. Tu pourrais nous donner des nouvelles de Beyrouth, et du Liban plus globalement ? Je ne te cache pas que je suis assez agacé par la fraternité de l’émotion, qui fait de nous des frères quand il arrive malheur à l’autre, mais qui est éphémère, dans la mesure où on passe vite à autre chose. La situation apparaissait catastrophique à l’époque, et personne ne peut imaginer que ça ne soit plus le cas si peu de temps après…

Tu as complètement raison. Le Liban est aujourd’hui oublié, abandonné, mais bon… c’est vrai que c’est compliqué, parce que ce n’est pas le seul pays qui a besoin d’aide, et les libanais en sont tout à fait conscients, et on en est tous conscient. Il y a des pays qui souffrent beaucoup, dans le monde entier. On ne peut pas obliger les gens à être tout le temps sur cette sensibilité-là vis-à-vis du Liban, et je trouve ça tout à fait compréhensible. Mais c’est vrai que c’est regrettable, parce qu’il y a eu une vive émotion au moment de cette explosion, qui a absolument dévasté la ville, les Libanais ont réussi à s’en sortir petit à petit, mais le Liban, lui, ne s’en sort pas, et est loin de s’en sortir, et le vrai problème en effet est qu’il n’y a pas de suivi. Le Liban a un vrai gros problème aujourd’hui de rééquilibrage social, économique, qui est terrible, parce qu’il n’y a pas d’issue. Tout le monde a l’impression qu’on est dans une impasse. Et donc oui, c’est vrai, le cri de détresse qui avait été envoyé à l’époque était un cri de douleur, mais la détresse est toujours là. Et c’est pas parce que la douleur est partie que la détresse a disparu pour autant.

Macron avait promis de ne pas laisser tomber le Liban. Il l’a fait et le fait encore ?
Je ne connais pas toutes les dimensions de la diplomatie qui est menée entre la France et le Liban. Je me méfie, parce que ce n’est pas parce que publiquement rien n’est dit qu’en sous-terrain rien n’est fait. C’est comme lors des pourparlers pour les libérations d’otages, ce n’est pas parce qu’on n’en entend pas parler qu’il n’y a pas de discussions entre les différents partis de manière à ce qu’une solution soit trouvée. On n’en entend pas toujours parler, donc je ne veux pas me prononcer. C’est vrai que publiquement on ne voit pas énormément de choses, mais il y a certainement des discussions qui doivent être menées.

C’est très honnête de ta part de le dire de cette façon. Pour conclure : donne-moi envie d’aller au Liban.
Je dirais que malgré les crises, malgré la guerre civile qui a duré pratiquement dix-sept ans, malgré les conflits, les attentats, les problèmes économiques, malgré le fait qu’il n’y ait pas d’eau, pas d’électricité, malgré le manque d’écoles, ou d’hôpitaux qui fonctionnent normalement, malgré tellement de choses qui sont absolument tristes et regrettables, bizarrement il fait encore un peu bon vivre au Liban, et ça surprend énormément de gens. Et quand je dis que je passe toujours mes vacances au Liban et que je passe des vacances géniales, ça surprend toujours beaucoup de gens, et j’essaye d’expliquer que c’est vrai que le Liban, malgré tout, est un pays extrêmement accueillant, il y a une énergie qui est assez incroyable de la part des gens qui y vivent, et que rien que ça, ça donne de l’espoir, et qu’on y mange très très bien, les plages sont géniales, en montagne il y a de très belles pistes de ski, les gens sont hyper accueillants. Il y a quelque chose, il y a une âme, dans ce pays, pas seulement parce que c’est mon pays d’origine et que j’y suis né, mais il y a une âme dans ce pays qui est irremplaçable. Je pense que c’est une bonne manière d’en parler, parce que c’est la vérité. Il y a énormément de choses qui ne vont pas dans ce pays, mais ce qui va est vital et c’est ce qui en fait aujourd’hui, malgré tout, un très très beau pays.

Je te remercie infiniment Ibrahim. C’était un honneur.
Merci Scolti, c’était un plaisir.