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JOEP BEVING

Par Didier BOUDET

Extension du domaine de la douceur

Concert au Conservatoire de Lille le 23 avril 2023.

Droit dans ses bottes de sept lieues, JOEP BEVING est arrivé au milieu d’applaudissements nourris sur la scène du conservatoire de Lille avec la timidité d’un enfant perdu, comme étonné de voir son œuvre adoubée par un si large auditoire, loin des Pays-Bas dont il est l’émanation inconsciente, discrète, abstraite, un brin mystique avec son allure d’alchimiste batailleur qu’on aurait surpris en pleine élaboration d’un nouvel élixir. Une candeur qui rend encore plus émouvante l’humilité de ce compositeur prodige au physique de viking et au toucher de dentellière, considéré par un public en perpétuelle expansion comme le nouveau maitre du piano solo.

Seul dans sa splendeur comme écrivait John Keats mais en osmose totale avec chaque personne présente dans la salle, Beving le bienveillant a de quoi fasciner par la puissance anachronique de son être et la beauté cristalline de l’œuvre qu’il construit avec l’application d’un tisserand de Bohême, pourvu d’une obstination qui force le respect.

Le dos courbé sur un clavier trop bas pour lui (dont la rusticité lui rappelle sans doute celui que sa grand-mère lui a laissé à sa disparition), l’artiste néerlandais a immédiatement immergé le public dans un climat d’une beauté irréelle en égrenant les compositions adamantines de son dernier album sobrement intitulé Hermetism (et quelques vignettes intimistes collectées dans Prehension, sorti en 2017).

Si Joep, aux cheveux fous et à l’ample chemise aux pliures anarchiques a demandé au public de ne pas applaudir à la fin de ses morceaux pour ne pas qu’un élément incontrôlé ne vienne troubler sa concentration, ce créateur tout en tact et retrait n’en demeure pas moins tout à fait prompt à décrire la genèse de ses compositions, tels que «Sonderling», «Nocturne» ou «Pour Marc», un bouleversant hommage à son ancien manager, touché par une grave maladie.

Et comme on comprend qu’il tienne à saluer l’un des rares professionnels du milieu qui a parié sur son talent, quant on voit comme fut semé d’embûches le chemin qui a mené ce gentle giant vers les marches du succès. Aussi bizarre que cela puisse paraître, Beving a dû essuyer de nombreux refus avant d’accéder à la notoriété, allant jusqu’à devoir payer de sa poche les 1500 copies vinyles de Solipsism, son premier album paru en 2015.

« le directeur du prestigieux label tomba par hasard sur un enregistrement de sa musique dans un bar de Berlin, le choc fut si grand qu’il se rua immédiatement sur son portable pour prendre contact avec JOEP BEVING… »

De l’histoire ancienne désormais car celui qui dut mettre en retrait ses aspirations initiales pour un travail de publicitaire a récemment été signé sur Deutsch Grammophon. Quand Christian Badzura, le directeur du prestigieux label tomba par hasard sur un enregistrement de sa musique dans un bar de Berlin, le choc fut si grand qu’il se rua immédiatement sur son portable pour prendre contact avec JOEP BEVING (un saisissement en tout point similaire à celui du patron du label ECM, Manfred Eicher lorsque celui-ci entendit la musique d’Arvo Part, diffusée par hasard à la radio lors d’un trajet Stuttgart – Zürich). Depuis ce jour, le bon père de famille qui jusque-là attendait que femme et enfants soient plongés dans les bras de Morphée pour ciseler ses miniatures chromatiques dans sa cuisine bénéficie enfin d’une indépendance financière. Des anecdotes qui font sourire l’intéressé au vu des six albums qui sont parus depuis et dont le nom voisine à présent avec celui des artistes du calibre de Max Richter dans le catalogue de la maison allemande.

Seulement vêtues du charme de leur dépouillement, les vignettes atmosphériques de JOEP BEVING puisent autant du côté de Satie, Scriabine et Chopin que de Philipp Glass ou Bill Evans. Mais qu’importe les influences qui donnent à sa musique ce pouvoir d’attraction si particulier ; se refusant à toute tentative de classement, rétif par principe aux théorisations abusives, celui qui « cherche au moyen d’une musique simple à faire éprouver des émotions complexes » n’a qu’un seul objectif, amener l’auditeur sensoriellement disponible à récolter les fruits d’une méditation heureuse, à se réconcilier avec son moi profond pour atteindre un degré supérieur de spiritualité. Finalement, ce fils d’instituteur vient d’inaugurer la plus belle des pédagogies, celle qui se passe de mots et mise tout sur la réverbération que les notes bien choisies et les mélodies pertinentes ne manquent pas de produire dans nos mondes intérieurs, faisant des témoins satisfaits de cette épiphanie les lointains descendants des petits garnements du conte d’Adalbert Stifter, enfants perdus dans un rêve hors du temps qui savouraient d’être pris au piège dans un cristal de roche.